Page:Aimard - Les Flibustiers de la Sonore, 1864.djvu/24

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Angela Ne pensiez-vous pas me revoir ?

Horace Oh si ! mais dans une heure seulement.

Angela J’ai obtenu cette autorisation de notre saint évêque. Touché de mes malheurs et des vôtres, il a consenti, malgré la règle, à me laisser pénétrer auprès de vous, afin que la dernière main qui pressât la vôtre lui la mienne, que la dernière prière pour vous ouvrir le ciel fût prononcée par mes lèvres.

Horace Il s’agit bien de la mort ! il s’agit de la fuite. Tout est prêt. Je n’attends plus qu’un signal, et tiens… tiens… écoute, le voilà !…

Voix de sentinelles, sous la fenêtre Sentinelles, veillez !

Horace As-tu entendu ? eh bien, c’est le signal de ma délivrance, de la tienne, de notre liberté ! Regarde, j’ébranle les barreaux de cette fenêtre et ils restent dans ma main. Attends un peu et un cordon de soie va m’être jeté, qui nous amènera une échelle de corde ? Une barque est cachée derrière le môle, mes compagnons sont là : de Sauves, Valentin, Pierre, Simon ! Ah ! voici l’échelle, tout est prêt, tout !… — Ah ! Dieu est bon !… Je respire déjà l’air libre, tu es entrée, et la vie est rentrée en moi, et avec la vie, l’espoir, le courage, la puissance. Là, tout est prêt. Et maintenant, mon Angela, viens, je t’enlève !

Angela, écartant la mante bleue qui la recouvre, et montrant à Horace l’uniforme des Dames de la Merci, dont elle est revêtue. Horace, vous ne voyez donc pas l’habit que je porte ?

Horace Oui, oui, je sais ! On t’avait enfermée au couvent de la Merci, et pour le soustraire mieux encore à toutes les recherches, on t’avait revêtue de l’habit des saintes filles, mais Guerrero n’a plus de droits sur toi, Guerrero protège ma fuite et te rends la liberté, tiens, lis… !

Angela Ah !… en signant cet écrit Guerrero savait bien qu’il le signait trop tard.

Horace Trop tard !

Angela Oui, j’étais retombée aux mains de Guerrero, vos soldats étaient dispersés, Hermosillo était repris, vous étiez prisonnier, un conseil de guerre était rassemblé pour vous condamner… alors il est venu, lui, Guerrero, dans l’église de la Merci, entouré de son état-major, pour remercier le ciel de ce qu’ils appellent la délivrance de la Sonore ! Je l’ai entendu déclarer à haute voix que mes fiançailles avec le révolté, le proscrit, le condamné à mort étaient illusoires ; je l’ai vu s’avancer vers moi, je l’ai vu étendre la main sur moi comme pour me prendre… Oh ! alors, Horace, un courage surhumain est descendu en moi, je me suis levée, indignée, frémissante, pâle, et j’ai pris à témoin le ciel et les hommes, et devant tous, devant la foule émue de ma douleur, j’ai solennellement donné ma fortune à l’Église et ma vie à Dieu !

Voix de la sentinelle Sentinelles, veillez ! (Horace rejette l’échelle de corde par la fenêtre.)

Angela Horace, que faites-vous ! Horace, vous pouvez fuir ! fuyez !

Horace Il n’est plus temps !

Angela Ah ! qu’avez-vous fait ? Vous pouviez vivre, et vous voulez mourir !

Horace Oui, Angela, oui, notre vie terrestre va finir. Mais ne pleure pas, ma sœur, les autres ne m’apporteraient que la lutte, les ambitions, les folles espérances, les riens, les chimères… Toi, tu m’apportes la réalité splendide, le ciel !…



Scène VII

Les Mêmes, Le Greffier

Le greffier Monsieur le comte, pardonnez-moi la pénible mission dont je suis chargé.

Horace Monsieur, je connais mon sort depuis une heure.

Le greffier Je viens vous chercher selon l’usage pour vous transférer en chapelle ardente.

Angela Monsieur, écoutez-moi… Attendez… j’ai l’autorisation de l’archevêque de veiller auprès du condamné, de prier à ses côtés jusqu’à ses derniers moments.

Le greffier Je le sais, ma sœur. Faites votre devoir.

Horace Angela ! du courage !

Angela J’en aurai !

Horace Marchons ! (ils sortent.)




Tableau X

L’exécution.

La plage de Guaymas. — Au loin la mer. — À gauche, maisons à toits plats. — À droite, au fond, une petite éminence. — À droite, sur le côté, au lever du rideau, sont rangés les soldats mexicains, derrière eux, entouré de son état-major, sous une sorte de tente, le général Guerrero. Parmi l’état-major, Sandoval. — On entend des cloches sonner dans la ville. — Une foule immense est rangée de tous côtés, contenue avec peine par les soldats, des dames à tous les balcons. — Au lever du rideau, paraît par la gauche un peloton de soldats, puis des moines, la cagoule rabaissée sur leurs figures ; les moines psalmodient la prière des trépassés, à leur entrée il s’élève de la foule un long frémissement ; tous se découvrent, les soldats présentent les armes ; les premiers moines vont se ranger au fond près de l’éminence, paraît le comte Horace de noir vêtu, les mains libres, le chapeau sur la tête. — Sur son passage on entend des sanglots ; arrivé au milieu de la scène, il voit master Sharp, et le salue de la main.




Scène unique

GUERRERO, HORACE, SANDOVAL, SHARP, TIGRERO, ANGELA, CARMEN, ANTONIA, DOÑA RÉDEMPTION, Officiers et Soldats mexicains, Moines, Peuple

Horace Nous sommes arrivés ? Salut, master Sharp ! C’est bien d’être venu au rendez-vous que je vous ai donné hier, merci ! (Sharp fait un pas vers lui, veut parler, l’émotion l’en empêche, il lui tend sa main.) Allons !… allons !… soyez homme ! pas de faiblesse !…

Sharp, s’élançant en cachant sa figure dans son mouchoir. Un vrai gentleman !

Horace, avance encore quelques pas et aperçoit doña Rédemption, il ôte son chapeau. Adieu señora, vous avez donné hier mon aumône aux pauvres ; aujourd’hui je vais porter au ciel vos larmes de compassion, ce me sera près de Dieu un plus riche trésor ! Qu’il vous donne bonheur et joie !… (il s’incline devant Antonia. Doña Antonia et doña Rédemption se jettent dans les bras l’une de l’autre. Horace reprend sa marche, derrière lui des moines d’un ordre différent défilent encore, arrivé devant Guerrero, Horace s’arrête.) Général Guerrero, je ne manquerai pas de vous recommander à Dieu, je crois que vous en avez besoin… n’est-ce pas ? (Guerrero fait un mouvement et lève son épée en signe de commandement pour que le cortége reprenne sa marche. Souriant.) Vous êtes pressé ?… Je comprends !… pardon de vous avoir fait attendre… (Il se dirige vers l’éminence, près de la plage. Arrivé au lieu de l’exécution on entend un roulement de tambours voilés.) J’ai le droit de commander mon feu ?

Le greffier Oui, monsieur.

Horace Monsieur, j’ai été élevé dans la religion catholique, c’est en catholique que je veux mourir. (Il s’agenouille. Une religieuse a fendu la foule, va près d’Horace, s’agenouille et lui prend la main.)

Horace, tressaillant en reconnaissant Angela. Prions ma Sœur ! Morte ! — (Horace se relève, élevant la voix.) Soldats ! apprêtez armes ! Joue ! feu ! Horace tombe.

Guerrero Enfin !

Tigrero À toi ! (il le frappe d’un coup de couteau au cœur. Pendant que les soldats ont visé le comte, les moines qui entouraient Guerrero se sont rapprochés de lui, un instant il a disparu au milieu d’eux, puis le comte fusillé, à mesure que les autres moines défilent, ils rentrent dans leurs rangs la cagoule baissée, et l’on voit enfin Guerrero étendu à terre, un poignard dans le cœur. Sandoval s’élance et prend le poignard)

Sandoval, lisant sur le manche du poignard. Tigrero ! (il se retourne vers le seul moine qui soit resté debout, et s’élance vers lui, le moine laisse tomber sa robe, c’est Carmen.)

Carmen, riant sinistrement. N’est-ce pas que la femme est digne du mari !… Ah ! ah ! (Elle s’accoude sur la balustrade de la tente d’un air sombre. Rideau.)

FIN