Page:Aimard - Les Peaux-Rouges de Paris.djvu/182

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— J’aurai quatre-vingt-quatre ans au douze mars prochain ; je suis né un an avant le général Bonaparte ; j’avais vingt ans à la prise de la Bastille, que j’ai aidé à prendre ; j’ai servi sous les ordres de Kellermann, de Kléber, de Marceau, de Pichegru, de Hoche, de Marceau et finalement du général Bonaparte ; à Marengo, un biscaïen autrichien m’a brisé la cuisse et m’a fait obtenir mon congé définitif ; ah ! c’était le bon temps, la République : presque toujours on manquait de chaussures et de pain, mais le cœur y était, on se battait en chantant pour la patrie ; les généraux portaient des épaulettes en laine, ils mangeaient comme nous et couchaient sur la dure ; personne ne se plaignait ; on se battait pour la République, c’est-à-dire pour la Nation, car la Nation était tout alors pour nous ; et, déguenillés, mourant de faim, mais toujours contents, nous enfoncions en riant les carrés de Prussiens et autres kaiserliks, qui prétendaient être maîtres chez nous. La France était grande, forte et respectée alors ; nous avions conquis la Hollande, les bords du Rhin et pacifié la Vendée. Quand Bonaparte arriva, tout changea du jour au lendemain ; on ne se battit plus pour la Liberté, mais pour la conquête ; on fit et défit les rois et les royaumes ; on voulut faire de l’Europe tout entière une seule nation, qui s’appellerait la France ; on a vu ce que ces beaux projets nous ont valu en 1814 et 1815 : deux invasions et la France mutilée de telle sorte, qu’elle nous fut rendue humiliée, rançonnée et plus petite qu’elle était avant la Révolution de 89. Était-ce donc pour obtenir ce résultat que la France avait laissé six millions de ses enfants sur tous les champs de bataille de l’Europe, dépensé tant de génie et épuisé tous ses trésors ?

Les jeunes gens écoutaient, en proie à une vive émotion.

Ce vieux soldat, dernier reste mutilé de ces temps héroïques, leur semblait un géant.

Le vieillard continua.

— Quand on proclama la République en 1848, je me