Page:Aimard - Les Peaux-Rouges de Paris II.djvu/270

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Au lieu d’interpeller une espèce de maritorne crasseuse qui dormait, la tête sur une table, tout près d’elle, ainsi qu’elle faisait à chaque demande des consommateurs, elle se leva, quitta son comptoir, et, s’approchant avec empressement du nouveau venu, elle lui dit, avec un sourire hideux, qui voulait être aimable et découvrit une formidable rangée de dents jaunes et gâtées, qui meublaient une bouche aux lèvres imperceptibles et fendue comme par un coup de sabre :

— Te voilà, pays ? Ça me fait plaisir de te voir, d’où viens-tu donc ?

— De Bourg-en-Bresse, par la traverse, répondit l’homme d’une voix traînante et enrouée, en emboîtant, comme un monocle, la pièce de cinq francs sous l’arcade sourcilière de son œil gauche.

— Le pays est bon par là ? reprit la femme de plus en plus souriante.

— Oui, reprit l’autre en ricanant, quand on sait semer des pois et récolter des fèves. Monsieur Romieux va bien ?

— Eh ! eh ! bien petitement, fit-elle en hochant la tête ; tu le verras bientôt ; mais, en attendant que faut-il te servir pour le quart d’heure ?

— À boire et à manger, j’ai la fringale ; mais pas de camelote ni d’arlequins. Je veux du chenu ; j’ai de l’osse ; une gibelotte, une salade et du vin bouché.

— J’vas te soigner ça, pays ; je ne te dis que ça, tu t’en lècheras les badigoinces.

À l’énumération de cette somptuosité, et surtout en voyant l’amabilité peu ordinaire de leur hôtesse, les mangeurs relevèrent la tête, et regardèrent curieusement l’homme qui se payait ce balthazar intime.

Celui-ci bourrait tranquillement sa pipe, sans paraître remarquer l’effet qu’il produisait.

La longue femme avait réveillé sa servante d’un colossal coup de poing dans le dos, lui avait donné ses ordres, et elle était revenue s’asseoir majestueusement derrière son comptoir.

Tout ça, c’est des emblèmes, murmurait le buveur