Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/10

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Me voici, capitaine, répondit une voix mâle et de fort calibre.

La porte d’une hutte de cantonnier placée à quelques pas de là s’ouvrit, un homme en sortit. Mais pour en sortir, il se vit obligé de se courber en deux, tant sa taille était haute et sa carrure athlétique.

Cela fait, il se redressa avec un soupir de satisfaction, et, se frottant joyeusement les mains, il arriva en présence de l’ouvrier qu’il venait d’appeler son capitaine. Là, portant la main à son bonnet qui affectait une forme militaire, il le salua, la main droite au front, et se tint immobile et silencieux.

— Tu peux paraître maintenant. Tout est fini.

La Cigale ne broncha pas.

L’homme qui répondait au nom de la Cigale était un grand gaillard d’au moins six pieds français, taillé à coups de hache, toujours gêné par la quantité d’air qu’il était forcé de déplacer, embarrassé de sa largeur et de sa longueur.

Mais, comme il arrive souvent, sous cette enveloppe gigantesque, redoutable, se cachait une âme presque enfantine, nous dirions timide, si le mot de timide chez un homme n’impliquait pas un peu l’idée de lâche.

Or, la Cigale et un lâche n’avaient jamais marché dans les mêmes espadrilles, depuis une quarantaine d’années qu’il existait. Sa physionomie intelligente et rusée, ses yeux gris et percés avec une vrille, ses cheveux et sa barbe fauves comme la crinière d’un lion, puis, brochant sur le tout, un teint bistré, couleur de brique, composaient un singulier ensemble.

Il y avait dans cette nature-là quelque chose qui vous attirait et vous repoussait à la fois.

Son costume, celui des débardeurs et déchargeurs des ports : bourgeron et pantalon gris, casquette sans visière, faisait admirablement ressortir la vigueur herculéenne d’un torse taillé d’après l’antique.

En somme, ce bon monsieur la Cigale était un petit camarade qu’il valait mieux avoir pour ami que pour ennemi.

L’ouvrier le laissa quelques instants dans son attitude de chien qui craint d’être fouetté par son maître, puis :

— Pourquoi es-tu venu ici, malgré mes ordres ? lui demanda-t-il d’une voix sévère.

L’autre changea de position, baissa la tête, et ne trouva rien à répondre.

Une particularité dans ce pauvre mastodonte, c’est que, pour peu que la moindre émotion vînt le saisir, il était obligé de retourner sept fois sa langue dans sa bouche pour ne pas bégayer, ou tout au moins pour ne pas lâcher une bêtise, une énormité.

— Ne suis-je plus le maître auquel on obéit sans réfléchir, continua l’ouvrier sur le même ton, ou bien me prend-on pour un enfant qui ne saurait marcher sans lisières ?

— Pardon… je… je… je croyais bien faire, murmura le pauvre diable d’une voix piteuse.

— Tu as eu tort. Tu m’as désobéi. La première fois que cela t’arrivera, je