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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/100

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carreaux rouges et verts ; une casquette de loutre, enfoncée jusque sur ses yeux, malgré la chaleur suffocante du poêle, cachait une partie de sa physionomie, et sa main ne quittait jamais la pomme de plomb d’un énorme gourdin dont le bois reposait entre ses jambes.

Le plus jeune, véritable produit du pavé de Paris, né entre la pose de la première pierre d’une barricade et le dernier coup de poing d’une batterie de barrière, type du pâle voyou de Barbier, avait l’air de dire à quiconque l’examinait : Regardez-moi bien ; où finit l’enfant ? où commence l’homme ?

Une grimace expressive, succédant à ce point d’interrogation, achevait de dérouter l’observateur le plus attentif.

Élancé comme un peuplier qu’on vient de planter, unissant à la maigreur d’un clou la vivacité du vif-argent, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, une bouche aux dents blanches, pointues, affamées, le nez au vent, l’œil gris et phosphorescent, cet être problématique, entre un éclat de rire et un verre d’eau-de-vie, secouait son front bombé, et de chaque côté de sa tête retombaient en désordre, sur ses épaules, une masse de cheveux d’un blond ardent.

Sur son visage se lisaient toutes les passions délétères de ses congénères. Le doute, l’insouciance et le cynisme se partageaient son intelligence narquoise et cauteleuse. Tantôt son regard vif se fixait partout à la fois, tantôt il ne se donnait même pas la peine d’ouvrir la paupière.

Un sourire railleur se jouait continuellement aux commissures de ses lèvres blafardes.

Sa voix avait des notes criardes pour les moments de grande émotion, des gammes traînantes pour la vie de tous les jours.

Tourmenteur, tourmenté, battant ou battu, le repos lui faisait horreur. Ses bras et ses jambes semblaient avoir trouvé le mouvement perpétuel.

Il savourait avec délices les arômes d’un cigare d’un sou dont la cendre lui brûlait les lèvres.

Malgré la rigueur de la saison, l’enfant était vêtu d’un pantalon de toile grise, trop court, dont le bas effiloqué laissait apercevoir ses jambes rougies par l’atmosphère glacée.

Des souliers à épaisses semelles ferrées à glace traînaient à ses pieds.

Ses maigres épaules n’étaient garanties du froid, de la neige et de la pluie, que par une blouse rapiécée, ouverte sur la poitrine.

Ce spécimen du produit de tous les vices de la capitale ne craignait ni Dieu ni diable, ni chaud ni froid. Malade, il narguait la santé ; bien portant, il faisait la nique à la maladie.

Avait-il une chemise seulement, lui qui n’avait pas de bas ?

Que lui importait !

Il venait de fumer un cigare, et il en allumait un autre. Sa casquette de cuir bouilli, à la visière cassée, crânement penchée sur son oreille gauche, tenait par un miracle d’équilibre, et complétait un ensemble qui n’aurait point été méprisé par le peintre des Gueux.

Ô misère ! ô civilisation frelatée ! vous aviez bien creusé vos stigmates indélébiles sur ce jeune visage !

Vous l’aviez bien signé, bien marqué de votre sceau et de votre griffe !