Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/116

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La Cigale tira un brûle-gueule de sa poche, le bourra, l’alluma, le vissa entre ses dents et se mit à le fumer en silence.

Au bout de quelques instants, Mouchette, que cela ennuyait de ne pas se sentir remuer et pour qui remuer c’était vivre, dit au géant :

— T’as plus rien à me demander ?

— Non, plus rien, répondit l’autre entre deux bouffées de fumée qui le firent disparaître momentanément.

— Alors je vais m’étendre sur mon lit de sangle. Tu attendras la mère tout seul.

Et il se dirigea vers l’autre pièce.

La Cigale fit un geste de désappointement, qui ne fut pas aperçu par le petit ; puis, prenant son courage à deux mains et affectant l’attitude la plus indifférente.

— Tu t’es amusé, hier, môme ? lui dit-il.

— Comme tous les jours.

— Qu’éque t’as fait ?

— Des bêtises.

— Et après ?

— Je me suis promené depuis la Madeleine, jusqu’à la Bastille et vice Versailles.

— Tu parles bien, toi. Alors, tu te promènes le jour ?

— Comme un omnibus complet.

— Mais la nuit ?

— Ah ! la nuit… fit le gamin en se grattant l’occiput… la nuit, voilà, je… dors.

— Tu me blagues. Tu n’as pas dormi cette nuit, je le sais.

— Ça se voit donc ?

— À tes yeux, oui.

— Alors, j’avoue.

— Quoi ?

— Dame ! tu sais, ma vieille, il ne fait pas très clair.

— Je m’en doute.

— De sorte que je me suis perdu de vue moi-même.

— Ah !

— Et que je n’ai pas pu me retrouver avant ce matin, répondit le gamin d’un air goguenard.

— Tu as donc la vue bien mauvaise, à c’t’ heure ?

— Une infamie. Je n’ peux pas tant seulement suivre mon nez dans ses circonvolutions.

— Dis donc, Moumouche, si je te coiffais… fit le colosse en allongeant sa large main toute grande ouverte.

— Tu humilies ma casquette, répondit le petit sans bouger.

— D’une bonne beigne, continua l’autre.

— Pourquoi faire ?

— Pour te faire souvenir que la nuit dernière était claire comme un jour de printemps.