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— Oh ! mon… mon capitaine ! — je veux dire… monsieur Passe-Partout

— Souviens-toi que tu t’es jeté bien souvent entre la mort et moi !… Toute fausse démarche peut me coûter la vie…

— Vous voulez dire que ce n’était pas la peine de vous la sauver pour… pour…

— Pour me la faire perdre au moment où le but approche.

— Oh ! cela, jamais !

— Puisque tu m’as suivi malgré moi, sais-tu ce qu’est devenu Caporal ?

— Tout de même. C’est un matelot fini ; il ne manquera pas son coup, quoiqu’il se soit embarqué sans palan.

— Tout n’est pas dit encore ! fit en hochant la tête l’homme à la blouse bleue.

— Caporal est bien fin… Soyez calme… Il ne se laissera pas genopper.

— Je compte sur lui. Mais mieux vaut faire comme si je n’y comptais pas. Regarde si mon cheval est toujours derrière la hutte.

— Il y est. Je l’ai attaché au même arbre que le mien.

— Bien. Va me le chercher.

La Cigale tenait de l’Arabe, pour qui entendre c’est obéir… quand il lui plaît d’obéir.

Ouvrant l’immense compas de ses jambes, il s’éloigna rapidement.

Passe-Partout, ou le capitaine, — nous lui conserverons ce nom ou ce titre jusqu’à plus ample information, — se débarrassa, aussitôt de sa blouse, de son pantalon, de son béret. Il parut alors dans une tenue de cheval d’une élégance irréprochable.

Enlevant la perruque noire et la fausse barbe de même couleur qui le déguisaient à tous les yeux, il ne garda qu’une fine moustache coquettement retroussée.

L’ouvrier de tout à l’heure se trouva métamorphosé en un jeune élégant au visage pâle et diaphane, aux traits fins et délicats comme ceux d’une femme qui n’aurait pas encore atteint la trentaine.

L’œil seul n’avait pas changé.

C’est une chose à remarquer : tous les hommes qui, par besoin, par métier, se travestissent journellement, agents de police, espions ou voleurs, arrivent avec une habileté rare, mais concevable, à des résultats extraordinaires pour tout ce qui concerne la démarche, la tournure, la taille, le visage et même la voix ; mais jamais le plus expert n’est parvenu à changer l’expression de son regard.

Il vient toujours un moment où l’homme tout entier se révèle dans son œil.

Au moment où le capitaine achevait sa transformation, ou pour mieux dire sa toilette, la Cigale reparut, conduisant deux magnifiques bêtes en bride et tenant de la main gauche un chapeau et une cravache.

— Pourquoi deux chevaux ? demanda le capitaine en sautant en selle.

— Est-ce que je ne vous accompagne pas ?

— Dans cette tenue ? Tu es fou.

— C’est vrai.