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Nous avons dit précédemment comment un beau matin l’enfant trouvé gagna le gracieux surnom de Mouchette.

Cela posé, nous reprendrons notre récit à l’entrée de la Pacline dans son domicile.

Ce jour-là, quinze ans s’étaient envolés depuis l’enlèvement ou la disparition de Mlle Margoton, et il s’était écoulé près de dix ans depuis qu’elle avait ramassé son nouvel enfant au coin de la borne de la rue aux Fers.

Pacline la Réveilleuse était donc une femme d’une quarantaine d’années.

Petite, rondelette, aux traits fatigués mais réguliers, aux yeux émerillonnés, à la chevelure blanche comme la neige, elle gardait une singulière expression de jeunesse sur sa face petite et rougeaude.

Pas de trace de souffrance sur le visage de cette femme qui avait tant souffert ; pas une ride, pas un sillon attristant sur ce front pur et uni comme le front d’une jeune fille.

Ses trente-deux dents, resplendissantes de blancheur, étaient restées fidèles au poste et garnissaient une bouche dont un léger pli aux coins des lèvres laissait seul deviner combien était menteur le calme de cette physionomie.

Là, seulement, apparaissait, pour un observateur intéressé, la griffe indélébile d’une douleur inassouvie.

La Réveilleuse entra dans la première chambre.

Son costume, simple comme celui de toutes les marchandes des quatre-saisons, ne brillait point par un luxe exagéré, mais par une irréprochable propreté, qui en faisait le charme principal.

En apercevant la Cigale debout, près du poêle, elle échangea un rapide regard avec lui, sans que Mouchette pût se douter de cette entente muette. Puis se tournant vers lui :

— Va remiser le camion, petit, lui dit-elle.

— On y va, répondit le gamin, qui se tenait devant elle, immobile, comme un troupier au port d’armes.

— Comment ! on y va. Et tu restes là ?

— Je ne peux pas partir sans lest et sans feuille de route.

— Tu parles comme un matelot, dit la Pacline.

— Ou comme un soldat, ajouta la Cigale, qui ne voyait rien de bien maritime dans le lest de maître Mouchette. Voyons, y vas-tu ou n’y vas-tu pas ?

— D’abord, honorable tambour-major du Grand-Océan, de l’océan Atlantique et de tous les océans connus et inconnus, ce n’est pas à vous que je me fais l’honneur de m’adresser.

— À qui donc ?

— À la vénérable que voici. Et Mouchette désignait la Pacline du coin de l’œil. — Tant qu’elle n’aura pas compris qu’elle manque à tous ses devoirs de mère et de maîtresse de maison, le camionneur que voici ne bougera pas.

— Au diable le môme et ses mômeries ! — Tu ne veux pas descendre, je descends, et je remiserai la charrette à la mère, sans tambour ni trompette.

— Trompette, trompette, trompette,
Vous vous trompez toujours !