Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/154

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lâche pour obéir à un ordre aussi humiliant ! continua-t-il avec redoublement de violence. Ah ! ces gens-là supposent que je ne vaux plus une chiffe, que je suis fini, vidé, que je n’ai plus rien dans le ventre. Tonnerre ! Je leur prouverai que si je suis un vieux casque, il y a encore une sorbonne solide dans ce casque-là.

— Mais personne n’en doute.

— On en doutera encore moins quand ces pantes de la haute auront coupé dans le pont que je vais leur donner à faucher.

M. Jules devait éprouver une violente émotion, tout en cherchant à ne pas trop la montrer à son employé ; cela se voyait à son langage.

M. Jules ne parlait argot que dans les grandes occasions, ou lorsque son sang-froid courait les champs.

Alors le naturel de l’ancien forçat reprenait le haut du pavé sur les manières polies affectées par M. Jules, et de même qu’un étranger allemand, espagnol, anglais ou italien, vivant en France et parlant correctement le français, n’en pense pas moins dans sa langue maternelle, de même M. Jules pensait en argot et dévidait le jars la plus carabiné toutes les fois que la passion l’emportait.

— Mes successeurs savent leur métier, continua-t-il, comme si personne ne se trouvait là pour l’entendre ; oui, ils sont malins, je ne dis pas le contraire. Mais s’ils veulent faire joujou avec papa, on pigera. Les enfants ! ils prétendent faire la police d’une grande ville comme Paris en n’employant que d’honnêtes gens !

— Pourquoi non ?

— Pourquoi non ? Serin que vous êtes ! Parce que d’abord on ne vous donnerait pas d’eau à boire, s’il ne fallait remplir la police que des honnêtes gens en question.

— Injurier n’est pas raisonner, fit Charbonneau, qui essaya un mouvement de révolte.

— De quoi ? des injures de moi à vous. Elle est forte, celle-là ! Je la retiens. Si vous ne m’interrompiez pas d’abord, ça vaudrait mieux, mon bon ami.

Quand M. Jules appelait quelqu’un son bon ami, ce quelqu’un était sur le point de passer un mauvais quart d’heure.

Charbonneau le savait.

Il se tut.

— Les honnêtes gens ! grommela Vidocq, est-ce que ça sait quelque chose ? Il faut avoir roulé sa bosse dans tous les égouts pour manger un arlequin avec les égoutiers. Mettez donc des moutons en chasse, et lancez-les sur la piste d’un troupeau de loups ; vous verrez ensuite de quel côté seront les os croqués.

— Des moutons, soit, mais des chiens ?

— Il y a plus de king-Charles que de bouledogues ! Et le bouledogue devient aussi nuisible que le loup, à la longue. Dent contre dent, la partie est égale. Sinon, bonne nuit. Ah ! je ne suis qu’un infirme ! Qui vivra verra, nom de nom ! Le bois dont je me chauffe n’est pas le sapin de tout le monde. Je ne