Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

II

UN ENLÈVEMENT QUI N’EST PAS CE QU’IL PARAÎT ÊTRE

La demie sonnait à l’horloge du chemin de fer d’Orléans, boulevard de l’Hôpital.

Une voiture, venant de la place de la Bastille, après avoir traversé le pont d’Austerlitz et la place Valhubert, enfila au grand trot le boulevard de l’Hôpital, tourna la rue Poliveau et s’arrêta à l’angle formé par cette rue et celle du Marché-aux-Chevaux.

Les personnes que contenait cette voiture aux allures aristocratiques avaient probablement à se dire les derniers mots d’une conversation sérieuse et commencée depuis longtemps, car quelques minutes s’écoulèrent avant que la portière ne s’ouvrît.

Enfin un jeune homme élégamment vêtu en descendit.

Le cocher, obéissant à un mot d’ordre donné d’avance, abrita ses chevaux dans une encoignure sombre et se tint coi sur son siège, comme tout automédon de bonne maison doit faire en face d’une gelée blanche.

Cependant notre jeune homme, enveloppé dans un pardessus de couleur foncée, dont le collet relevé garantissait et défendait son visage contre les regards indiscrets et le froid piquant de la nuit, notre jeune homme s’enfonça à grands pas dans la rue du Marché-aux-Chevaux, en maugréant et pestant tout bas.

Les rues de ces quartiers éloignés du centre vivant de Paris sont encore aujourd’hui telles qu’elles étaient au moyen âge, mal bâties, plus mal pavées, sans air et sans soleil, privées de trottoirs et constamment boueuses.

La rue du Marché-aux-Chevaux surtout, habitée en grande partie par des carrossiers, des marchands de vin au détail et de pauvres hères appartenant à la classe la plus infime de la population, peut passer, été comme hiver, pour un véritable cloaque.

Cependant le jeune homme dont nous parlons, tout en jurant contre l’acuité des cailloux qui déchiraient ses bottes aux semelles fines et peu accoutumées à un pavé aussi rocailleux, s’orientait et se dirigeait vers une maison de misérable apparence.

L’adresse avec laquelle il évitait les flaques d’eau ou les tas de boue fétide qui se rencontraient à chaque instant sous ses pas, l’assurance avec laquelle il saisit le marteau rouillé d’une petite porte vermoulue, et le coup violent qu’il frappa, prouvaient clairement qu’il n’était un nouveau venu ni pour le pavé, ni pour le marteau.

Il était attendu sans doute, car la porte s’entr’ouvrit aussitôt, et à travers l’entre-bâillement passa la tête d’une vieille femme, si femme peut s’appeler l’être informe et hideux auquel cette tête appartenait.

Des yeux sans couleur précise, dont l’un tirait à hue et l’autre à dia ; un