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Son cheval suivait machinalement le pas de son compagnon d’écurie.

On se trouva bientôt en pleine campagne.

Le capitaine du brick devait connaître à fond l’endroit où ils se trouvaient.

Sans hésiter, il appuya légèrement sur la gauche et s’engagea dans une route, carrossable assez bien entretenue pour le pays.

Il est bien entendu que de cette route, en France, nul département, nulle commune ne se contenterait.

Mais en France on ne possède qu’un demi-soleil et un demi-sommeil.

Moins de chaleur et plus de temps sont deux précieux auxiliaires pour nos préfets, nos ingénieurs et nos agents voyers.

À chacun selon ses œuvres.

Cet axiome pourrait bien servir de pendant au proverbe espagnol qui prône si orgueilleusement la siesta et ses fidèles.

La route carrossable citée plus haut s’enfonçait, après force méandres, dans une épaisse forêt de palmiers, de gaïacs, de grenadiers, de tamarins, d’acajous, de limoniers et d’orangers.

Tous ces arbres aux fruits savoureux, à l’ombrage odoriférant, poussaient pêle-mêle, s’enchevêtrant les uns dans les autres dans le désordre le plus pittoresque.

Une fraîcheur délicieuse régnait sous ce couvert.

Cette brusque transition d’une chaleur tropicale à une fraîcheur, à un froid relativement aigu, réveilla le matelot.

La Cigale ouvrit les yeux, chercha où il pouvait être, et avant de se retrouver il éternua, coup sur coup, à trois ou quatre reprises.

Ces éternuements formidables firent envoler des bandes de petits oiseaux réfugiés dans le feuillage.

Ils tirèrent en même temps le capitaine de ses réflexions.

— Dieu soit avec toi, mon bon la Cigale ! fit-il en souriant.

— Oh ! ne vous gênez pas, mon capitaine, vous pouvez dire : Dieu vous bénisse ! Je l’ai bien mérité.

— Bien et plusieurs fois.

— Pristi ! je crois que je m’enrhume ! v’là que ça me reprend.

Et les éternuements de recommencer de plus belle.

— Heureusement que nous voyageons en plein jour, dit le capitaine.

— Pourquoi ça ?

— Tu ne réveilles que des oiseaux,

— Eh ben ! si c’était la nuit ?…

— Si c’était la nuit, mon pauvre ami, ton clairon pourrait bien nous attirer des visites désagréables… Les jaguars qui se cachent maintenant dans leurs antres ou sous la feuillée, ne demanderaient pas mieux que de venir faire leur partie dans tes concerts.

— Les jaguars… faudrait voir ! ricana le géant en levant ses énormes poings… J’en ai toujours entendu parler, je n’ai jamais pu mettre la main dessus… Je parie que j’étrangle le premier que nous rencontrons sans lui donner le temps de dire « Dieu vous bénisse ! » si j’éternue,

— Je ne désespère pas de le procurer ce petit plaisir-là.