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III

LA LETTRE

Dix jours après les événements que nous avons racontés dans notre précédent chapitre, deux cavaliers, bien montés, traversaient la plaza de Armas de Matanzas, au moment où deux heures de l’après-dîner sonnaient à l’horloge du Cabildo.

Au premier coup d’œil, il était facile de reconnaître ces cavaliers pour des Européens.

Ils firent un crochet sur la droite et s’engagèrent dans une rue étroite et longue, aboutissant à la campagne.

Ces deux étrangers étaient le capitaine Noël, commandant le brick mexicain arrivé depuis peu dans le port de Matanzas, et son matelot, le gigantesque la Cigale.

Un silence morne planait sur la ville.

Tout était fermé, fenêtres, jalousies, grilles et portes.

Les habitants faisaient la siesta.

Suivant le proverbe espagnol, proverbe peu flatteur pour notre amour-propre national :

« À l’heure de la siesta, on ne rencontre dans les rues des villes castillanes que des chiens ou des Français. »

Or, une fois par hasard, la voix du peuple ne mentait pas.

Nos deux intrépides, qui bravaient avec tant d’insouciance les trente-cinq ou quarante degrés d’une chaleur torride et les rayons de feu d’un soleil implacable, étaient bien Français de naissance, de corps et de cœur.

Parfois, sur leur passage, quelque chien, confortablement couché à l’ombre d’un porche solitaire, entr’ouvrait un œil endormi au bruit des pas de leurs chevaux et poussait un aboiement à demi étouffé par le sommeil.

La journée était belle.

Les rayons du soleil, semblables à des flèches d’or rouge, faisaient miroiter comme une vitrine de diamants le cailloutis micassé des rues.

Pas un souffle dans l’air.

Quelques gypaètes, perchés sur le rebord des toits en terrasse, dormaient tranquillement sur une patte, la tête cachée sous l’égide protectrice de leurs ailes.

Une vapeur nauséabonde, dans laquelle papillonnaient en bourdonnant des milliers de moustiques, sortait des flaques d’eau fangeuses, oubliées par l’incurie des habitants, devant les portes de presque toutes les maisons.

Chevaux et cavaliers allaient marchant côte à côte.

Noël songeait.

La Cigale, bercé doucement par le pas cadencé de sa monture, sommeillait avec autant de tranquillité que s’il eût été étendu dans son hamac.