Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/202

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— Hein ? gronda le capitaine.

— Cristi ! non ! Je veux dire : Pardi, oui, mon capitaine.

— Ouvre l’œil au bossoir, mon gars, reprit sévèrement Noël.

— J’y veillerai… mais voyez-vous… mon capitaine… quand je ne bégaie pas, je dis des bêtises… Je vas me remettre à bégayer…

— Plus d’oubli.

— Il n’y a pas de danger… répondit le géant, qui venait de se mordre les lèvres jusqu’au sang.

— Tu reconnais cette route ?

— J’ai assez louvoyé bord sur bord dans ces parages de malheur, capitaine, pour les reconnaître en plein soleil ou en temps de brume ; il n’y a pas un brin d’herbe que je n’aie relevé à son tour, et dont je ne connaisse le gisement.

— Tu me quitteras où tu sais.

— Bon.

— Et comme autrefois tu t’arrimeras dans la grotte…

— Dans la grotte du Frayle ?

— Oui.

— C’est tout ?

— Tu veilleras au grain.

— Ça, il n’est pas la peine de me le recommander. Je connais la manœuvre aussi bien que tous ces moricauds.

— Ils sont malins comme des singes.

— Pas assez pour faire voir le tour à votre matelot et pour genopper un vieux de la cale comme moi.

— Je m’en rapporte à toi.

— Et vous avez raison, mon capitaine. Est-ce qu’elle durera longtemps, cette croisière sur le plancher des vaches ?

— Deux ou trois jours, peut-être.

— À la bonne heure !

— Et ce sera la dernière fois que nous reviendrons ici.

— Le Seigneur vous entende, mon capitaine ! Ces arbres, ces rochers, ces ranchos, ces buissons, ces casas, toute la boutique et tout le bataclan, ça ne me va pas, voyez-vous.

— Oui da ! Monsieur a mieux sans doute dans son portefeuille !

— Je crois bien, répondit le colosse, heureux de voir son chef plaisanter avec lui, j’ai… j’ai… j’ai…

— La mer, n’est-ce pas ?

— Oui, la mer. Parlez-moi de cette grande route-là… Il ne faut pas s’écarquiller les yeux pour reconnaître ses amis, et pour voir ses ennemis de loin. On sait tout de suite à quoi s’en tenir. Ce n’est pas comme ici. On cherche toujours sur quoi on met le pied.

— Tu n’es jamais content, toi.

— Dame ! écoutez, mon capitaine ; je vous dirai bien ce que je pense, si vous voulez me le permettre.

— Dis.

— Vous ne vous fâcherez pas ?