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— On ne sait jamais avec qui l’on vit sous ce climat de feu ; peut-être quelque ennemi inconnu veille-t-il à l’une des portes de ce salon.

Comme Noël se levait pour aller voir et la rassurer, elle le retint en ajoutant :

— Le bruit de l’instrument étouffera le retentissement de ma voix, de la sorte nous n’avons rien à craindre.

Et pendant quelques minutes elle se contenta de terminer l’introduction de Lucia, cherchant des termes assez forts pour porter la conviction dans le cœur de l’homme qui se tenait immobile et insensible auprès d’elle.

Quant au marin, le sang-froid redoutable de cette femme l’effrayait malgré lui.

Jamais il ne l’avait vue si calme et si maîtresse d’elle-même.

Sous ce calme factice couvait et se cachait une tempêté furieuse.

Il la sentit approcher.

Il se recueillit pour lui tenir tête.

Cependant Mme de Casa-Real laissait courir ses doigts de fée sur les touches, qui s’animaient et prenaient une vie nouvelle sous cette impulsion fiévreuse.

Elle se jouait de toutes les difficultés.

Arrivée à la fin de l’air d’Ashton :

La Pietad in suo favore
Miti sensi in van mi detta !


elle entama ce difficile entretien.

Alors commença entre ces deux personnes, qui, en apparence, se livraient corps et âme aux délices, aux harmonies du chef-d’œuvre de Donizetti, ce musicien si mal placé au second plan et si digne du premier, une scène étrange, indescriptible.

Si passionné que devînt l’entretien, si menaçantes que fussent les paroles échangées entre le capitaine Noël et la jeune comtesse de Casa-Real, le piano ne restait pas muet une seconde.

Les doigts de l’artiste ne s’arrêtaient pas.

Ils couraient toujours avec la même sûreté magistrale, bondissant d’une octave à l’autre.

— Prêtez-moi toute votre attention, Noël ! dit-elle. Sur mon âme, ce ne sont pas de frivoles plaintes ou des paroles futiles que vous allez entendre.

Elle attaquait en ce moment le duo sublime et charmant de Lucia et d’Edgardo ; elle arrivait à ce magnifique passage :

Sulla tomèa che mi cela
Il tradito genitore…


et telle était sa propre puissance sur elle-même que, malgré son amour de l’art, elle ne perdit pas une seconde de vue l’idée mère de son discours.

Accompagnement sinistre, base effrayante plaquée par la rage, le déses-