Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous exigez, madame ! répliqua Noël en la couvrant sous son regard sévère, et en pesant sur chaque mot.

— Je suis femme, monsieur !

— C’est vrai. Comme telle vous avez le droit de dire : Je veux. Nous ne sommes en droit que de vous supplier, de nous incliner devant vous et de dire : Je désire.

— Bien compris, capitaine ! fit Hermosa, qui ne put s’empêcher de sourire au milieu de sa colère et de son irritation.

Les deux interlocuteurs se trouvaient face à face.

Duellistes émérites, ils venaient d’engager le fer et de se reconnaître de même force sur le terrain.

Ils firent à la fois un pas de retraite pour préparer leur jeu et réunir toutes les ressources de leur science et de leur adresse, avant de commencer un combat qu’ils sentaient instinctivement devoir être mortel.

La créole alla se mettre au piano.

On ne saurait croire combien Pleyel ou Erard se mêlent à la conversation de l’autre côté de l’Océan.

Noël comprit.

Sans attendre l’invitation de sa belle ennemie ou amie, il vint s’asseoir dans un fauteuil qui se trouvait tout près du piano.

Elle avait pris et placé sur le pupitre la première partition qui lui était tombée sous la main.

C’était la partition de Lucia di Lammermoor, le plus doux chef-d’œuvre de Donizetti.

À cette époque Lucia, encore dans sa nouveauté en Europe, était à peine connue dans le nouveau monde, et faisait fureur.

La comtesse de Casa-Real passait pour une excellente musicienne.

Elle méritait sa réputation.

Elle était née artiste, et avait appris à déchiffrer et à comprendre les maîtres sans se donner la moindre peine, sans se livrer à un travail fatigant qui l’eût dégoûtée de cet art divin.

Tout en jouant l’ouverture de cette longue suite de mélodies, elle dit résolument à Noël :

— Écoutez-moi, Noël. Quoique nous soyons autorisés par le comte à rester souvent l’un près de l’autre, il convient de prendre nos précautions.

— Mais… repartit le capitaine.

— Oui, je sais ce que vous allez me répondre : vous n’avez pas l’intention de dire un mot qui sorte des convenances et du respect que vous devez à l’hospitalité.

— Oui, comtesse.

— Tenez, vous me faites jouer faux, fit Hermosa en riant d’un rire presque aussi faux que la note mal attaquée dont elle parlait ; ne me répondez que quand je vous interrogerai… du moins pendant que je tapoterai ces sœurs blanches et noires.

Le capitaine s’inclina en signe d’obéissance.

Elle continua :