Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/219

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mes gestes même étaient admirés, répétés partout. Quand ils me rencontraient, en pleine savane ou en forêt, emportée à pleine course, les monteros se découvraient et me saluaient en souriant, comme pour dire : elle est bien des nôtres, notre jeune maîtresse ! Ma présence leur portait bonheur, pensaient-ils. Ah ! le beau temps ! le beau temps !

Et elle essuya une larme de souvenir.

Le capitaine Noël contemplait avec un étonnement nouveau ce singulier mélange de toutes les forces et de toutes les faiblesses, ce composé d’une délicatesse exquise et d’une brutalité révoltante, cette femme, enfin, qui représente bien toute la femme, avec ses sentiments et ses sensations, ses vices et ses vertus, ses héroïsmes et ses crimes.

— Un jour, continua-t-elle, j’errais sans but sur le rivage aux environs d’Espiritu-Santo… C’est bien l’endroit, n’est-ce pas ? J’en ai gardé le souvenir comme si cela ne datait que d’hier. Marcos me suivait seul. Le temps était sombre, le ciel cuivré, la mer déferlait avec fureur sur la plage, où ses lames monstrueuses s’abattaient avec un bruit, sinistre. Un ouragan épouvantable passait sur l’île. Vous souvenez-vous de cela, Noël ?

— Oui, madame, je m’en souviens.

— Et votre cœur ne tressaille pas ?

— J’attends, répondit-il froidement.

— Attendez, attendez ! Je fais en ce moment comme des romanciers en renom. Je ménage mes effets, répliqua la créole ; mais soyez tranquille, les événements vont surgir, l’intérêt croîtra et les péripéties ne tarderont pas à se presser.

— Je sais que vous avez toutes les habiletés, madame.

— Mille grâces ! Il est au moins une qualité que vous ne me refuserez pas…

— Je vous les accorde toutes.

— Vous ne me demandez pas laquelle ?

— Puisque vous le voulez… oui… cette qualité ?

— C’est une mémoire sûre…

— Implacable, comtesse.

— Implacable, vous l’avez dit, Noël.

— Continuez, je vous prie.

— La tempête éclatait dans toute sa rage, reprit-elle. C’était horrible et superbe à la fois ! Je regardais avec terreur les débris que la mer rejetait sur la plage : tristes et douloureuses épaves de ce qui, peu de temps auparavant, avait dû être un beau et fier navire. À une de ses extrémités, la côte fait un coude qui s’avance assez loin dans la mer et forme une baie peu profonde.

« Malgré les avis de Marcos, peut-être même à cause de ces avis, je m’obstinai à doubler ce cap dangereux. Le sable détrempé par l’eau de mer avait peu de solidité. Mon cheval y entrait jusqu’à mi-jambes. Il y avait réellement un danger à courir. Marcos Praya ne me quittait pas d’une encolure. Il m’eût suivie en pleine mer, tout en me criant : « Maîtresse, vous vous perdez. » Au moment où, comprenant que ma fantaisie nous avait entraînés dans un mauvais pas, je cherchais à m’en sortir saine et sauve, je m’arrêtai avec un tres-