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saillement nerveux, et je poussai un cri d’effroi. Marcos se précipita à la tête de mon cheval et le retint sur place. Un spectacle affreux, qui venait de s’offrir à mes yeux épouvantés, me faisait oublier le soin de ma propre conservation ! Ai-je oublié quelque détail de cette journée, Noël ?

— Jusqu’ici, je ne le crois pas, comtesse.

— C’est étrange ! en vous racontant le premier épisode de notre vie commune, j’éprouve un tremblement, une émotion semblables à ceux que j’éprouvai alors…

— Et vous tenez à me remémorer, à ressusciter pour quelques instants un passé qui n’aurait jamais dû exister.

— J’y tiens… pour vous et pour moi.

— Je prendrai donc la liberté d’achever votre récit, afin seulement de ménager votre excessive sensibilité.

La belle créole le remercia du geste et du sourire.

Le capitaine Noël continua de la sorte.


V

LE TESTAMENT DU COMTE DE CASA-REAL

— À vingt pas de vous, au plus, comtesse, se trouvait une embarcation chavirée, la quille en l’air, à moitié enfouie dans le sable. Tout près de cette embarcation gisaient sans mouvement quatre hommes, revêtus de costumes de marins. N’écoutant que l’exquise générosité de votre jeune cœur, l’idée vous vint aussitôt de sauver ces malheureux naufragés.

« Hélas ! vos efforts ne parvinrent pas à les rappeler tous les quatre à la vie. L’un d’entre eux n’était plus. Pendant que vous prodiguiez les secours les plus intelligents à ces malheureux, votre… votre frère de lait, le sieur Marcos Praya, était allé chercher du monde à votre habitation. Peu après il revint avec une douzaine de monteros.

« Une fosse fut creusée.

« On y mit le mort.

« Quant aux trois survivants, placés sur des brancards improvisés, on les transporta au château de Casa-Real, où grâce à vos soins, à vos ordres, quelques jours après ils eurent complètement repris leurs forces et leur santé.

— Oui… oui… tout cela est vrai ! murmura Mme de Casa-Real, l’œil dans le vide, rêvant presque qu’elle voyait tout ce que racontait le marin. Hélas ! pourquoi ce récit ne se termine-t-il point là ? Pourquoi, au lieu d’être une histoire complète, n’est-ce qu’un prologue à peine ébauché ? Achevez ! achevez ! Je vous écoute, Noël, et quelles que soient vos expressions, ne craignez rien.

— Craindre ! moi ! fit le marin, je ne crains rien, me jugeant sans reproches.

— Sans reproches ! s’écria sardoniquement la créole.