Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/222

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— Vous l’avez exigé, madame ! Vous m’écouterez… On ne réveille pas de pareils souvenirs sans y laisser un peu de son assurance, de son repos non mérité et de sa tranquillité dans le crime…

— Pas ce mot !

— Dans le crime ! madame, répéta Noël avec énergie. Cette nuit-là compterait dans l’histoire s’il s’agissait d’une de ces reines comme Marguerite de Bourgogne ou Jeanne de Naples… Elle ne comptera que dans votre vie et dans la mienne, parce que nous sommes deux atomes, infiniment petits, jetés sans but sur terre par la main, par la volonté de Celui qui peut tout. Cette nuit-là, votre père se mourait.

La créole, comprenant que le capitaine irait jusqu’au bout, se renferma dans un sombre silence.

Elle avait résolu de tout entendre, voulant à son tour tout demander.

— Votre père se mourait, continua Noël. J’arrivai pour partager votre douleur, pour essuyer vos larmes. Pensez donc… une fille unique près de son père mourant !… Qu’avais-je à redouter ? rien ! Je vous avais évitée jusque-là… la souffrance que je vous croyais au cœur devint mienne, j’accourus… Alors… Tenez, madame, ce fut un moment si terrible et si incroyable, une lutte si insensée et si ridicule entre l’homme qui venait en consolateur, en ami, et la jeune fille qui le recevait en amant, entre le scrupule et la passion, entre l’amour pur et le désir furieux, que moi, homme, matelot, habitué aujourd’hui aux colères des éléments, aux rudesses de ma vie errante, je n’ose vous faire ce récit en détail, à vous, la femme adultère, la jeune fille coupable… Quelle nuit ! quelle nuit ! À quelques pas de nous, dans une chambre mortuaire, votre père rendait le dernier soupir… Et vous, me forçant de vous suivre dans votre folie presque parricide, vous mêliez vos rugissements d’amour à ses râles d’agonie.

La créole leva les yeux sur Noël, puis, voyant son inflexible résolution peinte sur son visage, elle les referma sans l’interrompre.

Noël reprit :

— Vous avez été infâme, et vous m’avez fait infâme ! Mais je vous aimais ; je vous pardonnai la seule faute que vous ayez jamais commise… Cette faute, à tout prendre, c’était pour moi que vous l’aviez commise ! Oh ! je vous aimais bien, allez !

Un tressaillement fiévreux agita la créole.

Elle ne sortit pourtant pas de son mutisme.

— Mais un jour je m’aperçus que vous me trompiez, moi, comme vous aviez trompé votre père… Votre caprice, voire fantaisie étaient passés, et si vous ne me disiez pas : Noël, je vous ai appelé parce que vous me plaisiez, je vous renvoie parce qu’un autre me plaît plus que vous… c’était un reste de pudeur qui vous arrêtait.

« Aujourd’hui, je le jure bien, vous ne seriez plus aussi patiente, aussi naïve.

« Je vous surpris dans les bras d’un rival préféré qui vous partageait avec moi.

« Vous savez ce qui arriva.