Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/221

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— Oui, comtesse, sans remords.

— Prouvez-moi donc que vous n’avez point partagé ma faute, mes torts… et…

— Je ne prétends pas vous inculper pour me défendre, madame… mais la vérité est la vérité. Nous sommes seuls, vous ne courez aucun risque ; je ne vois pas pourquoi je vous épargnerais dans cette évocation des souvenirs que je croyais bien éteints.

Hermosa fit un signe de dénégation.

Le capitaine ajouta :

— Mon histoire, en cette circonstance, fut celle de tous les jeunes gens sans expérience, au cœur reconnaissant, à l’âme droite.

Elle haussa les épaules avec une suprême impertinence.

— Osez dire, fit Noël, qui aperçut son geste méprisant, osez dire que je vous parlai d’amour le premier ! Était-ce moi qui vous suivais partout, qui faisais naître mille occasions de nous rencontrer ? Non… Au contraire, j’avais pour vous un respect profond, une reconnaissance sans bornes ; je me tenais à l’écart, je vous fuyais, j’avais peur de vous. Vos regards ardents me brûlaient, le son de votre voix si douce m’enivrait, la senteur qui s’exhalait de toute votre personne me donnait le frisson. Je ne me sentais plus maître de ma pensée auprès de vous. La fleur de votre parure tombée, traînant derrière vous, un de vos gants laissé sur une chaise, un bracelet de vos cheveux d’enfant, c’était tout ce que je voulais de vous. Jamais un mot ne vous apprit, ne vous dévoila ma folie innocente. J’étais jeune, ne riez pas, je pouvais être innocent. À vingt-deux ans, c’est à peine si je connaissais le premier raffinement de l’amour. N’ayant jamais vécu qu’au milieu de…

— Au milieu de ?… répéta la comtesse de Casa-Real.

— Au milieu de grossiers matelots et de leurs compagnes aux mœurs robustes et faciles, j’ignorais le parfum, le charme, l’idéalité de vos existences… délicates. Mais vous, Hermosa, à l’âge où les autres jeunes filles commencent à peine à comprendre, vous saviez, vous compreniez, vous viviez !

— Après ?

— Vous vous étiez juré que je vous aimerais.

— Eh bien, vous m’avez aimée !

— Était-ce un caprice, était-ce une passion de votre part ? Je suis encore aie deviner. Je devais tomber à vos pieds, j’y tombai ; devenir votre chose, votre esclave, je le devins.

Un éclair de triomphe illumina le regard de Mme de Casa-Real.

— Oh ! vraiment ! ce fut une bien grande victoire et vous avez bien raison d’en tirer vanité à tant d’années de distance ! dit Noël en riant amèrement. Permettez-moi de vous rappeler cette nuit terrible, et vous triompherez moins, sans doute.

— Noël ! s’écria la créole avec un effroi véritable, ne faites pas cela.

— Si, pardieu !

— Taisez-vous ! par grâce… Ne me rappelez pas une nuit qui trouble mon sommeil… bien souvent.