Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/229

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Son hôte le repoussa doucement en lui répondant :

— Ce n’est pas moi, c’est elle qui me tue !

La créole ne fit pas un mouvement.

Les paroles, l’accusation du comte de Casa-Real n’étaient pas lettre close pour elle.

Elle n’essaya même pas de se justifier.

Elle se trouvait foudroyée par une réalité irréfutable.

Noël recula avec un cri d’horreur.

— Écoutez-moi, monsieur, continua le comte… Le temps presse… Dans une heure peut-être sera-t-il trop tard…

— Trop tard !

— Je sens la mort qui me gagne. Mais avant de rendre mon âme à Dieu, je veux que vous sachiez tout. Je ne frapperai pas cette femme dans la seule chose à laquelle elle tienne, dans sa personne et dans sa vie. Seulement il ne faut pas qu’elle vive dans une sécurité qui lui paraîtrait un pardon.

— Parlez, monsieur le comte, repartit le marin, qui s’était éloigné instinctivement de Mme de Casa-Real.

C’était un étrange spectacle que celui de ces deux hommes, l’un le mari, l’autre l’amant, faisant cause commune contre cette femme, écrasée par l’épouvante et par un remords apparent.

Le comte ajouta, grâce à un miracle de volonté :

— Je vous ai entendus tout à l’heure. Pour moi, c’était l’épreuve suprême. Je doutais. On m’avait certifié que Killmore n’était pas un calomniateur ; on m’avait raconté ses amours avec… elle… Je doutais encore. Je vous ai tendu un piège, attiré dans cette habitation, afin d’éclairer ma conscience. Je vois clair, à présent, dans tout le passé de la femme qui porte mon nom. Vous, je le sais, vous êtes une intelligence d’élite, un homme de cœur. Trompé comme moi, avant moi, par elle, vous avez su fuir à temps. La passion avait mis un bandeau sur mes yeux. Je ne m’en prendrai qu’à moi-même des malheurs qui m’accablent. Voici ma main, monsieur, dépêchez-vous de la serrer entre les vôtres… Je vous pardonne l’outrage involontaire que vous m’avez fait. Pardonnez-moi mes injustes soupçons.

— Oh ! monsieur le comte !… s’écria Noël en lui obéissant… Vos pressentiments vous trompent… j’en suis certain !…

M. de Casa-Real secoua tristement la tête.

— Non, fit-il, regardez-la… regardez le démon qui guette les progrès de mon agonie. Devinez-vous ce qu’elle attend, ce qu’elle espère, dans cette attitude éplorée ? Ah ! elle joue bien toutes les comédies, l’hypocrite ! Elle calcule en ce moment combien de minutes il me reste encore à passer près de vous.

La créole ne sortit pas de son insensibilité de commande.

D’elle et de son mari on eût difficilement dit quel était celui qui allait mourir, tant la fureur de se voir démasquée décomposait ces traits qu’un Raphaël seul eût pu reproduire sur la toile.

— Cette femme me tue, ajouta sourdement le comte de Casa-Real, ou, pour dire plus vrai, cette femme m’a tué. L’Amérique est le pays des poisons. Elle en possède un, entre autres, dont les effets ne diffèrent en rien de l’aqua tofana,