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Depuis l’heure de leur embarquement, les négociants espagnols étaient demeurés enfermés dans le carrosse.

Le mousse du capitaine, venant les avertir qu’on servait le souper et qu’on les attendait pour se mettre à table, ils se bornèrent à répondre qu’ils n’avaient besoin de rien.

Ils firent remercier le capitaine et refusèrent de descendre.

Ce refus ne surprit personne.

Les premières atteintes du mal de mer étaient une excuse suffisante et une raison péremptoire aux yeux du capitaine et de ses officiers.

Ils en supposèrent les trois passagers fortement indisposés.

Ils se mirent à table sans eux.

On avait bien laissé leurs places libres pour le cas où ils se seraient ravisés.

Mais il n’en fut rien.

Les passagers ne parurent pas.

— Nous ferons connaissance demain, dit le capitaine.

Le malheureux devait avoir affaire à eux plus tôt qu’il ne le pensait.

À dix heures du soir, tous les feux étaient éteints, excepté celui de l’habitacle.

Sauf les hommes de quart, tout le monde dormait à bord de la Rédemption.

Ce sommeil rapide et général s’explique facilement.

Le jour où l’on quitte le port pour une longue traversée, matelots et officiers sont sur les dents.

Ils ont fort à faire, soit pour embarquer les derniers colis de marchandises, compléter les provisions d’eau et de vivres, soit pour aller à terre et en revenir dans le but de mettre en ordre les livres et les papiers du bord, solder les comptes des fournisseurs, enfin pour terminer ces mille riens dont on ne s’occupe jamais qu’au dernier moment.

Aussi, le navire en route, les embarcations hissées, l’ancre à son poste, ceux dont le service est rempli se hâtent de profiter des quelques heures de répit qui leur sont accordées.

Ils se couchent et dorment au plus vite.

Le lieutenant avait pris le quart.

Après s’être promené une demi-heure environ de long en large, il s’enveloppa dans son caban et s’assit sur son banc de quart.

Le maître d’équipage en fit autant au pied de la drome.

Quant aux matelots, ils se reposaient, étendus çà et là sur le gaillard d’avant.

Seul, le timonier veillait à la roue du gouvernail, les yeux fixés sur l’habitacle.

Il se trouvait à deux pas à peine du carrosse, auprès du capot de la chambre.

Le timonier prit le cordon de la cloche et piqua deux coups doubles.

Cela signifiait :

— Il est dix heures.

Au bruit de la cloche, le lieutenant entr’ouvrit ses yeux appesantis par le sommeil et par les fatigues de la journée ; il releva la tête, et voyant tout en