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Les matelots fidèles au capitaine étaient massacrés ou hors de combat.

On n’avait plus de ménagement à garder.

Les assaillants s’écartèrent du lieutenant et du nègre, évitant de la sorte les rudes atteintes de l’esparre et la pointe mortelle du couteau du cuisinier.

— Plus d’armes blanches ! cria la voix aux inflexions presque féminines.

Plusieurs coups de feu furent tirés sur les deux hommes.

Le nègre fut touché.

Il poussa un rugissement de désespoir, lâcha son arme, et dans un dernier spasme de dévouement, il vint tomber devant son chef auquel il cherchait à faire un rempart de son corps.

Il était mort.

Mais sa chute avait coûté cher à ses adversaires.

Deux d’entre eux avaient reçu jusqu’au manche la lame de son couteau en pleine poitrine.

Le lieutenant restait bien seul cette fois

Plus de secours à attendre.

Rien que la ressource de mourir bravement après avoir immolé le plus d’ennemis possible aux mânes de ses amis, à sa propre mémoire.

Au moment où le lieutenant se tenait ce langage digne d’un homme de cœur, son arme se brisa dans ses mains.

Un coup de hache, adroitement donné, lui coupa l’esparre en deux, juste à deux doigts de son poignet.

Un cri de triomphe retentit du côté des assaillants.

Se baisser, ramasser le long couteau du nègre Scipion, se le visser à la main fut l’affaire d’un instant pour le lieutenant aux abois.

Voyant qu’il ne se rendait pas, les hommes commandés par les trois négociants espagnols se jetèrent tous à la fois sur ce cerf qui sentait l’hallali, semblables à une meute de chiens ardents et âpres à la curée.

Seulement le cerf leur tint tête à cette dernière reprise.

Plus d’un, parmi les chiens, bondit et rebondit éventré, se retirant piteusement de la bagarre, le ventre ouvert ou la tête fendue.

Ils s’étaient attachés, suspendus, rivés à lui.

L’officier traînant cette grappe humaine, à chaque pas, la secouant à droite et à gauche, faisait des efforts prodigieux pour reconquérir la liberté de ses mouvements.

Le sang s’échappait de plusieurs blessures qu’il avait reçues depuis le commencement de la bagarre.

Il luttait.

Il sentait le râle de l’agonie lui monter aux lèvres.

Il ne demandait ni grâce ni merci ; il n’en appelait qu’à sa propre force.

Il luttait encore.

Il combattait toujours.

C’était superbe !

Mais, comme toutes les belles choses de ce bas monde, sa défense eut une fin.

Pendant que l’intrépide lieutenant de la Rédemption annihilait les efforts