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Au bruit, aux cris, le capitaine du brick s’était réveillé.

Il sortit sans armes de sa cabine pour voir ce qui causait tout ce tumulte.

— À moi ! criait toujours le lieutenant.

— Me voici, tenez ferme ! lui répondit le capitaine apparaissant au capot de la chambre.

L’homme qui tenait la barre se pencha vers lui, et sans lui laisser le temps d’ajouter un mot, il lui brûla la cervelle.

Le pauvre marin tomba raide à la renverse aux pieds de son lieutenant, qui, poussant un cri de douleur et de rage, ne laissa pas longtemps sa mort sans vengeance.

D’un coup d’esparre il abattit le timonier agonisant sur le corps de sa victime.

D’un second coup, il lui défonça la poitrine.

En proie, alors, à une folie furieuse, le brave officier, ne songeant plus à son propre salut, dédaignant toute précaution qui eût pu prolonger sa défense et sa vie, se rua d’un bond au milieu des assassins.

Et il se passa un des épisodes les plus curieux de cette nuit sanglante.

Seul contre dix, le lieutenant de la Rédemption brisait tout, renversait tous les hommes qui se rencontraient sur son passage.

Pas de sabre, pas de pique d’abordage, pas de hachette qui résistât au choc de la terrible esparre.

Un moment il put croire qu’à lui seul il délivrerait le navire de l’engeance maudite qui l’infestait.

Mais, hélas ! sa victoire ne dura qu’un éclair.

Les matelots du brick, à peine éveillés, mal armés, n’opposaient qu’une faible résistance à leurs agresseurs.

Ils tombèrent l’un après l’autre, victimes de leur devoir et de leur fidélité.

Seul, le cuisinier du bord, un nègre doué d’une force athlétique et d’un courage féroce, parvint à se ranger auprès de son lieutenant.

Il se nommait Scipion.

— Courage, Scipion ! lui cria son chef, tout en maniant avec une adresse de bâtonniste son arme vengeresse, courage ! Ces bandits-là ne savent qu’assassiner, ils ne savent pas combattre !

— C’est vrai, lieutenant ! répondit le nègre, qui, armé seulement d’un long couteau de cuisine, faisait bonne contenance. Ils ne savent même pas mourir. Voyez !

Ce disant, il lui montrait un de leurs ennemis auquel il venait d’enfoncer son couteau dans le ventre.

Le misérable se tordait dans les convulsions de l’agonie, blasphémant, reniant Dieu et demandant grâce à Scipion, qui lui tenait le pied sur la poitrine.

Se défendant l’un l’autre, attaquant même à plusieurs reprises, ces deux hommes, forts de leur conscience et de leur bravoure à toute épreuve, tinrent pendant près de cinq minutes leurs ennemis en respect.

Il fallait en finir.

L’alarme avait été donnée.