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Ils se demandaient ce que pouvait vouloir le capitaine du navire qu’ils avaient sous les yeux.

Tout à coup, celui-ci s’écria :

— Hé ! San-Lucar !

— Capitaine ! répondit l’homme qui tenait la barre à bord de la chaloupe.

— À bord, et lestement !

— Me voici !

Et sans attendre que les matelots de la chaloupe sortissent de leur étonnement, San-Lucar plongea résolument dans la mer.

Bien lui en prit de mettre une certaine rapidité dans ses mouvements.

Au moment où ses pieds quittaient le bord, un stylet de quinze pouces de long venait se planter, à la place qu’il occupait, dans la barre du gouvernail.

C’était Marcos Praya, qui, sur un signe de la comtesse de Casa-Real, avait lancé cette arme avec son adresse redoutable.

Une seconde de plus, et San-Lucar était mort.

La voix du capitaine retentit terrible :

— Par le ciel ! qu’un d’entre vous bouge… et je vous coule tous !

Malgré la rage du métis, au mépris des promesses de sa maîtresse, aucun des matelots de la chaloupe n’osa se précipiter à la poursuite de San-Lucar.

Ils se sentaient maintenant tout à fait à la merci de leurs ennemis.

San-Lucar avait tout vu !

San-Lucar avait assisté au massacre de l’équipage, à l’incendie du navire, au meurtre du pauvre petit mousse.

C’était le plus rude coup qu’ils pussent recevoir.

Avec quoi le parer ?

Il ne leur restait plus que la soumission et l’obéissance la plus entière aux ordres du capitaine inconnu.

La lutte n’était pas possible.

Ils s’inclinèrent en se croyant perdus.

Cependant, San-Lucar nageait vigoureusement vers le brick ; il l’atteignit en une vingtaine de brassées.

Bientôt on le vit saisir une amarre qu’on venait de lui jeter, et grimper sur le pont du navire, tout ruisselant d’eau.

On vit aussi le capitaine lui ouvrir les bras, sans crainte de mouiller son uniforme.

San-Lucar se contenta de lui serrer la main avec effusion.

— Ah ! ce sont de rudes hommes ! murmurait Marcos Praya à l’oreille de la comtesse de Casa-Real. Le mieux serait de vous en rapporter à leur générosité, señora.

— Non. Jamais ! fit-elle, en proie à un commencement de fièvre furieuse. Je me vengerai… Je le… je le…

Elle ne put en dire davantage.

Brisée par la colère et la rage, trompée dans tous ses espoirs de vengeance, elle tomba presque entre les bras de son serviteur, en proie à un horrible délire, à des mouvements de sang si furieux, qu’ils faisaient de ce visage si