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— Maudit ! fit la créole avec un geste de menace furieuse. Nous nous reverrons.

— J’en ai l’espoir, señora. Seulement, ne l’oubliez pas… j’ai certain papier qui pourrait devenir gênant pour certaine comtesse de votre connaissance… Dites-le-lui… La première fois qu’elle emploiera la trahison pour se débarrasser de son serviteur, j’userai de mes armes.

— Oh ! je te tiendrai un jour !

— Ce ne sera gai que pour vous, alors, répondit le capitaine en riant.

— Au revoir, traître et lâche ! s’écria-t-elle, dans le paroxysme de la rage.

C’était elle qui venait de commettre la plus insigne trahison !

Elle qui avait eu la lâcheté de faire égorger tout un équipage endormi.

Et elle osait appeler lâche et traître son ennemi généreux qui, la tenant entre ses mains, elle, ainsi que tous les meurtriers de la Rédemption, se contentait de les avertir et de les laisser aller à leur bonne ou à leur mauvaise fortune.

La passion poussait doña Hermosa de Casa-Real à ce degré de folie.

— Traître et lâche ! au revoir ! répéta-t-elle.

— Ainsi soit-il ! répondit le capitaine. Au revoir, madame la comtesse.

On se demandera comment cet homme qui venait d’échapper à deux tentatives d’assassinat, qui avait involontairement causé la mort de tant de braves marins inoffensifs, prenant sa mortelle ennemie sur le fait, n’en finissait point avec elle.

À cela nous aurons deux réponses à faire.

La première, qu’un homme qui a été l’amant aimé d’une femme pardonne bien des torts, bien des fautes, bien des crimes à cette femme ; en second lieu, que le capitaine Noël pouvait croire à un vrai naufrage et non à l’épouvantable tuerie qui venait d’avoir lieu à bord du brick La Rédemption.

Sur les derniers mots du capitaine, un de ses officiers donna un ordre.

Deux sabords furent démasqués sur le pont du brick, et deux canons de vinq-quatre montrèrent leurs gueules menaçantes braquées sur les naufragés entassés dans la chaloupe.

Seuls, la créole, Marcos Praya et l’homme qui tenait la barre, restèrent debout, face aux canons.

Le maître d’équipage et ses hommes se couchèrent à plat ventre au fond de l’embarcation.

Ils se crurent perdus.

Quelques-uns d’entre eux se signèrent même, tant les habitudes de l’enfance conservent de force sur les âmes les plus gangrenées.

— Rentrez les avirons ! cria le capitaine aux marins de la chaloupe.

On obéit.

— Si vous faites un mouvement sans mon ordre pour vous échapper, je vous coule !

La chaloupe resta en panne.

Les matelots, voyant que le démasquement de ces sabords n’était qu’une menace, respirèrent et reprirent leurs places aux bancs des rameurs.