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Les deux gars avaient, disait-on, passé la frontière et guerroyaient au loin.

De sorte que, par l’ordre et par la faute de leur ancien seigneur, ils se trouvaient bel et bien servir parmi ses ennemis.

La veille du jour où Cathelineau résolut la marche de l’armée vendéenne sur Nantes, le comte eut avec Hervé un entretien secret.

À la suite de cet entretien, celui-ci quitta son frère de lait et se retira au château de Kérouartz, près de Dinan, que la comtesse de Lestang habitait avec son fils Raoul, âgé de deux ans à peine, et sa fille Jeanne, encore au berceau.

On le sait, les Vendéens furent repoussés et poursuivis l’épée et la baïonnette dans les reins, à la suite de leur attaque contre Nantes.

Cathelineau resta sur le champ de bataille ; un grand nombre de ses officiers le suivit dans la mort.

Parmi ces officiers figura le comte de Lestang. Nous disons : figura le comte, car il ne reparut pas après le combat.

On chercha vainement son cadavre.

Il fut impossible de le retrouver.

Le comte de Lestang vivait-il encore ? avait-il succombé ?

Toutes les démarches tentées plus tard par Hervé Kergraz demeurèrent sans résultat.

Voici, comme derniers renseignements, tout ce qu’il fut possible de recueillir : au moment où l’action était le plus, vive, le comte de Lestang chargea vigoureusement les bleus, à la tête de ses paysans. Entourés par un gros de cavalerie qui les prit à dos, les Vendéens se défendirent comme de beaux diables ; mais peu d’entre eux parvinrent à se faire jour, et ceux qui revinrent, revinrent sans leur chef.

On ne fit pas de prisonniers ce jour-là.

Les bleus piquaient les chouans.

Les chouans hachaient les bleus.

Et pourtant le corps du comte de Lestang, qu’on avait vu se jeter au plus fort de la mêlée, le sabre et le pistolet au poing, ne se retrouva pas.

Cette disparition, en plein soleil, demeura toujours un fait inexpliqué, inexplicable, une énigme dont les morts de ce jour-là gardèrent la clef.

On en parla longtemps.

Puis on l’oublia, comme tout s’oublie.

Deux ans passèrent.

Une nuit, le château de Kérouartz fut surpris et incendié par une colonne infernale que commandait et dirigeait un ancien paysan des domaines du comte, le colonel Macé.

Ce Macé s’était mis avec les bleus, non pour défendre ou servir son pays, mais par ambition, par cupidité.

Le jour où il put piller, voler et massacrer ses anciens maîtres fut un beau jour pour ce misérable.

Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, voulant faire preuve de patriotisme, ce renégat alla plus loin que les vrais patriotes.