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s’était échappé de la prison où il attendait son jugement, et la cour de Paris venait de le condamner à mort, par contumace, sous le nom d’Étienne Loriot.

Le concierge de la maison de la rue d’Astorg n’était autre que Hervé Kergraz, le frère de lait du comte et le père des deux officiers dégradés.

Le château de Kérouartz mis à feu et à sang, Hervé, après avoir caché la comtesse et ses enfants en lieu sûr, n’avait rien trouvé de mieux, pour échapper à ses ennemis, que d’entrer dans les armées de la République.

Outre sa propre sûreté, l’espoir de rencontrer ses deux fils lui avait conseillé ce parti extrême. Faisant son devoir avec une rigidité bretonne, brave comme le plus brave, Hervé devint sergent dans la garde impériale.

Ses camarades de régiment l’avaient surnommé, par antiphrase, le père Pinson, à cause de son caractère taciturne.

Le sergent s’était tellement accoutumé à ce nom-là, qu’il semblait avoir oublié le sien.

En 1815, il se retira du service.

Au lieu de retourner dans ses genêts, où il lui eût été facile de vivre avec sa retraite et la pension de sa croix, — Hervé avait été décoré, à Smolensk, de la main de l’empereur, — il préféra rester à Paris.

Un noble étranger, le major Karl Schinner, qui s’intéressait à lui, lui proposa une loge de concierge. Hervé accepta.

Pendant la longue période des guerres de l’Empire, par un hasard singulier, il ne se rencontra pas une fois avec ses fils, qui servaient dans d’autres corps d’armée que le sien.

Les trois Kergraz ne se retrouvèrent que sous la Restauration.

Lors de l’affaire du duc de Dinan, ce fut le sergent qui poussa le capitaine et le chef de bataillon à ouvrir le feu et à soutenir ce procès désastreux.

Les fils obéirent ; ce fut leur perte.

Mais le père ne leur dit que ces mots :

— Kergraz a fait son devoir !

Et il assista, impassible, à la dégradation des deux officiers.

On lui accorda la permission de les embrasser une dernière fois dans leur prison.

Il y alla, eut une longue conversation avec eux, les bénit en deux baisers, et il les vit d’un œil sec partir pour un exil qui devait être éternel.

C’était bien là le véritable type du Breton têtu et dévoué par delà le tombeau.

Grand, maigre, sec, solidement charpenté, le sergent Hervé, ou le père Pinson, comme on l’appelait le plus souvent, avait un large front où sa loyauté se lisait en lettres majuscules. Son nez, recourbé sur de longues moustaches grisonnantes, lui donnait une vague ressemblance avec un oiseau de proie. Calme et silencieux, il ne marchait jamais sans une pipe noire au tuyau microscopique, rivée au coin de sa bouche.

Tous ses locataires l’aimaient et le respectaient.

Il vivait seul dans sa loge.

Jamais personne ne l’entendit parler ni de ses enfants ni de la famille de Lestang.