Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle marcha devant eux en battant une charge imaginaire.

— Joli métier que nous faisons là ! murmurait Arthur.

— Bast ! fit M. Lenoir, qui semblait en avoir pris son parti sans trop de peine, entre voisins ! Je vous ferai boire d’un petit xérès qui vous forcera à oublier mes cinq étages.

Et la caravane joyeuse s’engouffra dans l’escalier, aux ébattements des cochers qui venaient d’ouvrir leurs remises et de sortir leurs voitures dans la cour.

C’était l’heure du lavage.

La journée des uns finissait. Celle des autres commençait. Quand Jean se lève, Paul se couche. Gavarni l’a dit en deux traits de crayon.

Toute la vie parisienne se trouve expliquée dans ces deux coups de crayon.

Arrivé sur le palier du cinquième étage, M. Lenoir remercia ses voisins.

— Ne soyez pas trop longtemps à votre toilette, leur dit-il.

— Une demi-heure, est-ce trop ? fit la Pomme.

— Trop pour ces messieurs, pas assez pour vous.

— Merci ! répondit la jeune fille en riant ; mais je crois que vous vous trompez, mon bon monsieur Lenoir. C’est encore moi qui serai prête la première.

— Avez-vous besoin d’une femme de chambre ?

— Qu’est-ce que c’est ? repartit la Pomme, j’ai ma vertu pour femme de chambre. Mes dix doigts remplacent bien des domestiques, allez !

Et elle rentra chez elle avec la dignité d’une princesse du sang.

Les trois hommes suivirent son exemple.

Moins d’une demi-heure après, le vieux sergent ouvrait la porte de M. Lenoir aux deux jeunes gens et à la jeune fille.

Adolphe et Arthur, ce dernier un peu dégrisé, venaient de quitter leurs oripeaux de carnaval.

Ils y gagnaient tous les deux.

La Pomme, de son côté, en robe noire toute simple, bien serrée à la taille, en petit col blanc et en manchettes bien blanches, paraissait toute différente de ce qu’elle était en débardeur.

La témérité du costume qu’elle venait de quitter donnait à son joli visage une expression d’audace et de résolution que sa toilette de ville lui enlevait, heureusement pour elle.

Cette jeune fille était un singulier assemblage de toutes les étourderies et de toutes les qualités.

À sa façon de se tenir avec ses voisins, on eût dit une de ces amoureuses du plaisir qui faisaient les beaux jours de la Chaumière et du Prado. Mais pour peu qu’un de ces deux jeunes gens se permit un mot léger ou l’ombre d’un geste équivoque, on la voyait devenir sérieuse, se pincer les lèvres, et rentrer chez elle, d’où elle ne sortait plus de longtemps.

Son silence et la retraite étaient sa seule punition qu’elle leur infligeait.

À la fin, ils en étaient arrivés à la considérer comme un bon camarade de rire et de danse, mais rien de plus.