Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais, en réalité, après son maître, Hurrah n’affectionnait et ne reconnaissait ouvertement que trois personnes : le capitaine, M. Lenoir et la Cigale ; affection qui, chez une bête aussi pleine de sa valeur physique et morale, se traduisait par l’action de leur poser sa bonne grosse tête sur les épaules, ou de leur lécher les mains avec de petits cris pleins de satisfaction.

D’où venait cette préférence pour ces trois messieurs ; préférence dont le vieux sergent, si jaloux de son chien, semblait heureux ?

Nul, n’y comprenait rien, d’autant plus que de ces trois personnes, hors la Cigale, la belle bête ne voyait souvent ni le capitaine, ni M. Lenoir.

Mais le père Pinson expliquait le mystère de cet air gouailleur qui donnait un cachet tout particulier à sa rude et martiale physionomie :

— Les bêtes, disait-il, c’est comme les femmes. Ça vous a des caprices. Faut pas leur en vouloir.

Les curieux, désappointés et le bec dans l’eau, se voyaient bien obligés d’accepter cette explication, qui n’en était pas une.

Pour rien au monde, le vieux concierge n’eût changé une syllabe à sa réponse, chaque fois qu’on l’interrogeait à ce sujet.

Donc, le père Pinson était allé chercher, caresser et détacher Hurrah, pour lui confier la garde de sa loge.

La brave bête savait ce qu’elle avait à faire en cas de besoin.

Elle attendait, plantée et assise, comme un sphinx, sur ses pattes de derrière.

Cela fait, le père Pinson monta chez M. Lenoir, suivi d’un garçon de restaurant, qu’il était allé chercher de son pied léger et qui apportait le déjeuner commandé à la hâte par lui.

Sans être des plus aristocratiques, ce déjeuner était assez confortable.

Un vaste pâté de foie gras occupait le milieu de la fable.

Douze douzaines d’huîtres béantes attendaient le bon plaisir de ces messieurs et de ces dames.

Sur un buffet, en noyer comme la table, un jambonneau, du beurre, des radis, des sardines et un délicat roquefort, présentaient un front de bandière respectable.

Un fort parfum de côtelettes s’échappant d’une toute petite cuisine complétait un ensemble que certaine chanson de beurre fondu, présage certain d’une omelette aux fines herbes, ne déparait en aucune façon.

Par terre, une quinzaine de bouteilles d’un vin de Chablis modeste mais vieillot, rangées en ordre de bataille, auprès d’une cave à liqueurs toute grande ouverte, se tenaient prêtes à soutenir, à un moment donné, le gros de l’armée précitée.

— Maugrebleu ! messeigneurs, fit Adolphe en riant, dès le premier coup d’œil qu’il jeta sur ce spectacle réjouissant, c’est un vrai balthazar ! M. Lenoir a mis les petits plats dans les grands !

— Ou les grands dans les petits, ajouta Arthur, qui voulut donner par ce mot, plein d’à-propos, une preuve de sa profonde lucidité.

Le couvert était mis pour six personnes.

L’amphitryon fit son entrée presque en même temps que ses hôtes.