Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/300

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— Oh ! ne craignez rien, chère enfant… Ç’a été une surprise… Je suis plus dur que cela, ordinairement. Mais que diantre voulez-vous qu’on fasse ? Comment ne pas s’attendrir quand on se trouve devant un caractère aussi grand et un dévouement aussi simple que le vôtre ?

— Vous vous moquez !

— Non ! que je meure ! chère demoiselle, vous venez de me faire passer un des plus doux moments de ma vie… et je le soutiendrai, en présence de tous les habitués les plus endurcis du boulevard, de Gand. Fi du cœur de pierre qui ne se sentirait pas touché de votre conduite et de votre affection ! Sur ce, venez déjeuner, le père Pinson va finir par s’impatienter.

— Mais… repartit timidement Pâques-Fleuries… nous avons promis de livrer ces fleurs aujourd’hui même…

— Aujourd’hui, dimanche gras !… s’écria la Pomme, le plus souvent !

— Rosette, fit Pâques-Fleuries avec reproche, tu t’y es engagée !… C’est pour un bal qu’on donne ce soir, et…

— Au fait, oui !… Je l’avais oublié, moi… Ma foi, tant pis…

Et sur un geste de sa sœur :

— Non, non, pas tant pis, continua l’étourdie. Je m’y mettrai après déjeuner, et j’en abattrai pour quatre, de cette besogne.

— Oh ! je le sais, tu travailles vite et bien, quand tu le veux.

— Oui, mais je ne le veux pas souvent. Tu peux rajouter, petite sœur.

— Je ne dis pas cela.

— Oh ! tu peux le dire encore aujourd’hui, mais pour la dernière fois. À partir de ce moment, je n’entends plus que tu te charges démon ouvrage. Tu ne passeras plus les nuits pour une sans-cœur, une coureuse de bal masqué.

— Ma sœur !

— Je ne l’entends pas ainsi, continua la Pomme avec un redoublement d’énergie ; cela va changer, cela ne peut plus marcher comme ça.

Et, tout en parlant ainsi, la folle tête embrassait Pâques-Fleuries sur les joues et sur les yeux.

— À la bonne heure ! faisait à part lui M. Lenoir. J’étais bien sûr que c’étaient deux bons petits cœurs.

Et, témoin muet de cette scène de sentiment intime, il essuyait à la dérobée les verres de ses lunettes, qui se ternissaient de nouveau.

— Voyons, sœurette, dit Pâques-Fleuries, qui prit le dessus sur son émotion, je ne comprends rien à tes paroles. Travailler m’amuse.

— Je le sais. Après ?

— Toi, tu préfères t’amuser…

— Sans travailler. C’était vrai pour hier, ce sera faux pour demain.

— Chacun prend son plaisir où il le trouve, mes gentilles voisines, conclut en riant le commis-voyageur.

— Certes, fit Pâques-Fleuries.

— Vous reprendrez cet entretien-là dans une heure. Venez-vous déjeuner ?

— Nous voici, répondit la Pomme.

Et passant son bras autour de la taille flexible de sa sœur, elle la força à se lever.