Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/307

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Le sergent lui-même, malgré sa taciturnité ordinaire, ne put s’empêcher de se laisser entraîner par la verve endiablée de la Pomme, et par les rares éclats de rire de Pâques-Fleuries.

Pâques-Fleuries riait peu.

Mais quand elle mettait de côté la tristesse silencieuse qui faisait le fond de son caractère, quand de sa bouche gracieuse s’échappaient les fusées cristallines de son rire, quand, obéissant aux élans trop souvent contenus de sa jeunesse, elle ne retenait pas les notes argentines de sa gaieté, rien n’égalait son charme et son entraînement. Le père Pinson, plus que tout autre, subissait ce charme.

Choisissant une éclaircie, où le calme s’était à peu près rétabli, et pendant laquelle on pouvait entendre son voisin, la blonde jeune fille se pencha vers M. Lenoir et lui adressa une question presque à l’oreille.

Celui-ci la regarda avec étonnement, mais il ne lui répondit pas tout d’abord.

Pâques-Fleuries répéta sa question.

Il lui répondit :

— Je n’y crois pas.

— Je ne vous demande pas si vous y croyez, je vous demande si vous en avez vu.

— Oui et non.

— Expliquez-vous.

— J’en ai vu qui se trompaient ou qui mentaient.

— Oui, mais…

— Mais j’en ai rencontré aussi qui voyaient juste, une fois par hasard.

— Pourquoi, par hasard ?

— Parce que, dans toute question, il y a l’affirmative et la négative. Vous avez toujours une chance sur deux pour tomber juste. Le tout est d’avoir cette chance. Pour vous expliquer ma pensée, je laisserai de côté les sorciers, qui ne sont pas autre chose que les martingaleurs de l’avenir, et je vais vous citer un fait arrivé dans une maison de jeu.

— Voyons.

On se pressa et on écouta, comme si le fait qu’allait raconter M. Lenoir traitait une question de haute futaie.

M. Lenoir sourit, en pensant à part lui que toutes les fois qu’il s’agira de jeu, de hasard, de surnaturel, tous les membres d’une réunion quelconque, raout ou cénacle, mettront de côté leurs affaires et leurs idées, et prêteront toute leur attention au dernier des narrateurs, au moins amusant des conteurs.

— Je me souviens qu’en 1838… — c’était, comme vous le voyez, il y a quelque dix années de cela, — j’assistais à une splendide partie de trente et quarante.

— Qu’est-ce que c’est que ça, le trente et quarante ? demanda la Pomme, sans s’apercevoir qu’elle interrompait l’orateur à son début.

— Faut-il le lui expliquer ? demanda M. Lenoir en riant.

— Non, répondit laconiquement le vieux sergent.