Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/308

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— Ah ! ah ! Mlle Rosette a déjà assez de vices dans son sac. Point n’est besoin d’ajouter celui du jeu à sa collection. C’est votre idée, sergent ?

— Oui.

— Hou ! le vilain ! grommela la Pomme en faisant sa moue la plus gracieuse à son voisin.

— Figurez-vous donc que le trente c’est pile, et le quarante : face.

— Ce n’est pas difficile à comprendre.

— Imaginez-vous encore des monceaux de billets de banque, des centaines de rouleaux entassés les uns sur les autres, des sébiles pleines de louis et d’écus de cinq francs.

— Après ?

— Un ou plusieurs banquiers, auxquels les pontes ou joueurs donnent un nom moins élégant…

— Lequel ?

— Des croupiers faisant le jeu, prenant les enjeux des joueurs malheureux, doublant, triplant, décuplant à la longue les mises des pontes auxquels la la veine souriait.

— Je vois tout cela… nous jouons souvent au loto, dit sérieusement la Pomme.

— Bien. C’est à peu près la même chose. Voyez la joie des vainqueurs, la rage des vaincus, la considération et l’envie de la galerie pour le joueur qui fait sauter la banque, le dédain et l’éloignement qu’inspirent les décavés. Voyez toutes ces passions hideuses, la cupidité aux mains crochues, l’ambition aux espérances livides, l’âcre plaisir ressenti pendant que la bille tourne, l’amère jouissance qui vous envahit tout entier durant les trente secondes que le croupier agite les cartes. Voyez tout cela, dans une atmosphère élégante, aux mille bougies allumées, aux murs chargés de glaces reflétant dans leurs perspectives lointaines et multipliées ces vices dorés, ces existences forcenées, ces fortunes et ces ruines fantastiques. Voyez tout cela, et vous comprendrez facilement que moi, qui mettais pour la première fois le pied dans un de ces antres de perdition, je ne vis au premier moment que richesses, lumières et éblouissements.

— Oui ! oui ! après ? Vous vous mîtes à jouer… dit la Pomme, dont l’exubérante nature se suspendait aux lèvres du conteur.

— Je n’avais pas un sou sur moi, et je n’ai jamais touché une carte de ma vie, répondit M. Lenoir.

— Ah ! tant pis.

— Pourquoi ?

— Parce que, si vous n’avez pas joué jadis, vous jouerez plus tard.

— Elle parle comme une petite sibylle ! continua-t-il en souriant. Je ne jouais donc pas. Et c’est précisément parce que je ne jouais pas, qu’il me fut possible… — Ici le conteur tira son foulard.

— De… de quoi ?… allez donc !… s’écria la Pomme furieuse de voir que ce foulard allait encore couper son histoire.

M. Lenoir se moucha, remit le foulard dans sa poche et continua, de son plus beau sang froid :