Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/328

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« — Vous pouvez vous attendre à tous les malheurs, à toutes les persécutions.

« — Et si je les exécute ?

« — Dans dix ans, à pareil jour, dans quelque pays que vous soyez, vous recevrez le double de la somme que je vous ai remise aujourd’hui…

« — Deux cents louis ! s’écria Jean Vadrouille avec une joie cupide.

« — Oui.

« — Cette enfant vaut son pesant d’or. On la soignera en conséquence.

« — La voici je vous la livre, c’est-à-dire je vous la confie, ajouta-t-il en se reprenant.

« Et l’homme masqué me poussa du côté de Jean Vadrouille.

« Je me laissai faire.

« — Comment se nomme la chica ? demanda mon nouveau maître.

« — Hein ? quoi ?

« — La petite ?

« — Elle n’a pas de nom.

« — Bon ! c’est près d’un églantier sauvage que vous me la remettez. Elle portera le nom de la Rose-des-Bois. Approche, Rosette, et n’aie pas peur. Il n’y a pour toi que des amis ici.

« J’obéis.

« Pourtant j’avais un autre nom, un nom que je me rappelle encore, quoi qu’on ait tenté pour me forcer à l’oublier.

« — Et ce nom ? demanda l’étudiant.

« — Je ne peux le dire, le temps n’est pas venu, répondit la Pomme.

« D’ailleurs ce n’est qu’un nom de baptême.

L’étudiant et M. Lenoir se mirent à l’écouter avec la plus scrupuleuse attention.

Elle continua :

— L’homme masqué partit en disant : « Dans dix ans ».

« Jean Vadrouille me prit dans ses bras comme l’autre venait de le faire, après lui avoir répondu : Dans dix ans.

« Je me laissai prendre par lui sans la moindre résistance.

« Il me sentit frissonner de froid.

« Se dépouillant de son manteau, il m’en enveloppa chaudement.

« Ses hommes le suivirent.

« On m’emporta dans la forêt.

« Au bout de quelques minutes, j’entendis des claquements de fouet et le bruit sourd des roues de la chaise de poste, qui s’éloignait à fond de train.

« J’éclatai en sanglots.

« — Ne pleure pas, petiote, me dit Jean Vadrouille, en adoucissant sa rude voix ; tu ne t’ennuieras pas avec nous. Tu verras.

« Et tirant du sucre d’une de ses larges poches, il m’en donna quelques morceaux.

« Ma douleur s’apaisa comme par enchantement.

« Je me mis à grignoter mon sucre, et j’attendis, quoi ? je n’aurais su le dire.