Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonne aventure, les bohémiens faisaient des tours de force ou d’escamotage.

« Mais le vol était leur principal gagne-pain.

« Jean Vadrouille campait toujours hors les villes et les cités, soit dans les forêts, soit dans les champs.

« Il évitait toute accointance avec les milieux trop soigneusement surveillés.

« Vous comprenez facilement pourquoi.

« Je m’habituai vite à ma nouvelle famille.

« Parmi les enfants, mes camarades, qui tous étaient de petits êtres aussi pervertis que sales, dépourvus de morale et d’intelligence, ressemblant plutôt à des animaux qu’à des êtres humains, je n’en trouvai pas un seul qui ne choquât point mes instincts aristocratiques.

« Je ne me liai avec aucun d’eux.

« La société de la Mignonne me suffisait.

« Aussi ne me mêlais-je à leurs jeux ou à leurs exercices que pour leur éviter une réprimande brutale ou un châtiment manuel trop violent.

« Cela posé, ils avaient pour moi une déférence qu’ils n’avaient pour personne autre.

« On m’avait surnommée la Petite Princesse, — jusqu’au jour où je perdis ce surnom honorifique, et où je le vis remplacer par celui que vous m’avez gardé, vous et elle, dit Rosette en regardant les deux hommes et Pâques-Fleuries.

« — La Pomme ? fit M. Lenoir.

« — Précisément. Voici comment je le méritai.

« Un jour, ou plutôt un matin, on déjeunait, comme toujours, en plein air, sur la grande route.

« Nous mangions du pain de seigle et des pommes que ces messieurs et ces dames ne s’étaient pas gênés pour arracher aux nombreux pommiers bordant le chemin.

« Dans le nombre, dans le tas, il s’en trouvait une si grosse, si belle, aux couleurs tellement appétissantes, que je la demandai à la Mignonne, ma protectrice.

« La Mignonne me la donna, au grand regret de mes petits compagnons.

« S’il n’y avait eu qu’eux à la convoiter, je serais demeurée à tout jamais la Petite Princesse ; mais il n’en fut pas ainsi.

« Jean Vadrouille avait vidé plus d’un carafon d’eau-de-vie ce matin-là, aussi se mit-il à crier de sa voix la plus rogomeuse :

« — Je la veux !… Pourquoi donc cette marmotte-là aurait-elle cette pomme plutôt que les autres ?

« Ces idées d’impartialité ne lui surgissaient jamais au cerveau que lorsqu’il était ivre peu ou prou.

« La Mignonne haussa les épaules.

« Moi, je cachai ma pomme sous mon tablier.

« Il se leva furieux.

« — Passe-la-moi, me dit-il, ou je…

« La Mignonne se mit entre lui et moi au moment où je lui répondais :