Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/332

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misère, et les parents trop chargés de famille faisaient comme le père et la mère du Petit-Poucet, les bûcherons de la fable : ils venaient lui apporter leur progéniture affamée.

« Dans ces cas-là, et ils s’offraient souvent, Jean Vadrouille se montrait digne de la confiance que les bohémiens ses administrés lui témoignaient depuis de longues années.

« Il affectait d’être plus difficile qu’un maquignon en marché pour acheter un percheron ou un normand de Basse-Normandie.

« La marchandise n’était admise au droit de grouiller sous sa tente que bien examinée.

« Et ne croyez pas qu’il achetât indifféremment tous les enfants qu’on lui apportait.

« Les petits malheureux dont la constitution ne lui semblait pas apte au travail se voyaient impitoyablement refusés, au désespoir des cupides parents, ou des misérables procureurs, qui les ramenaient au logis en les injuriant, en les invectivant à qui mieux mieux, en les frappant même, sans pitié pour leur âge et pour leur faiblesse.

« Lorsque ces cas de refus se présentaient, et ils n’étaient pas rares, notre maître ne manquait jamais de nous faire assister aux mauvais traitements dont on usait envers ces malheureux petits êtres.

« Puis il ajoutait d’une voix paterne :

« — Hein ! mes bijoux, qu’en pensez-vous ? Êtes-vous assez heureux de vivre parmi nous, d’avoir été admis dans notre famille ! Voyez comme vous l’avez échappé belle. Règle générale, tous les parents sont méchants et brutaux comme ceux que vous voyez là.

« Beaucoup d’entre nous le croyaient.

« Mais son éloquence et son habileté n’étaient point arrivées à me convaincre aussi facilement que les autres de ma profonde félicité.

« Par moments, j’étais bien triste, malgré les caresses de la Mignonne, à la figure de qui j’avais fini par m’accoutumer.

« On avait beau me laisser plus de liberté qu’à mes compagnes, ne pas forcer mon travail, me donner les meilleurs morceaux à l’heure des repas, je pleurais en dedans et de temps à autre j’appelais :

« — Maman ! maman !

« À cette époque-là, le souvenir et le visage de ma mère n’étaient pas encore une vision disparue pour moi, hélas !

« Les trois quarts du temps nous ne restions pas plus de deux jours dans le même endroit.

« On juchait les enfants sur des ânes, dans des paniers.

« Les malades s’abritaient dans la charrette, recouverte de toile, que conduisait la Mignonne, et qui contenait tout ce qu’en termes de théâtre on appelle des accessoires, c’est-à-dire les maillots, les paillettes, les gobelets, les anneaux, les costumes de pitre, les instruments de toutes sortes, etc.

« Les hommes et les femmes suivaient à pied.

« Ce n’était pas le plus ennuyeux de notre existence.

« Quand la troupe arrivait dans un village, les bohémiennes disaient la