Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/335

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« Et chaque soir, mon chapelet à la main, je me répétais le mot de reconnaissance que la femme de la voiture m’avait recommandé de ne pas oublier.


« Nous parcourions l’Europe, du nord au midi ; revenant sur nos pas, nous allions de l’est à l’ouest, sans jamais nous arrêter longtemps nulle part.

« Grâce à une facilité naturelle extraordinaire, j’étais arrivée à parler avec une rare perfection les langues de tous les pays que nous avions parcourus.

« Encore aujourd’hui, quoique je rencontre peu d’occasions d’exercer ma mémoire, je parle couramment l’espagnol, l’italien, l’allemand, le russe et l’anglais.

« J’aimais cette vie indépendante qui ne se soucie de rien, cette vie nomade et décousue qui ne tient à rien.

« Il ne me manquait, pour être tout à fait contente de mon sort, qu’une amie, une confidente, une sœur.

« La Mignonne me témoignait bien toute la grossière affection dont elle était capable, mais cela, ne suffisait pas au besoin d’aimer et d’être aimée que je sentais grandir en moi de jour en jour.

« Cette amitié que je rêvais, que j’appelais de toutes les forces de mon jeune cœur, me tomba du ciel, dans la personne de ma chère Pâques-Fleuries.

Celle-ci se leva, s’approcha d’elle, l’embrassa et lui dit :

— Continue, ma sœurette.

Rosette obéit.

— Nous longions un petit bois, à l’entrée du duché de Luxembourg, marchant un peu à la débandade, selon notre habitude.

« Les autres allaient en avant.

« J’avais aperçu, de l’autre côté d’un fossé qui bordait le chemin, des vergiss-mein-nicht, ces adorables petites fleurs blanches et bleues que j’aimais et que j’aime encore à la folie.

— Souvenez-vous-en ! messieurs, ajouta-t-elle avec un éclat de rire joyeux, qui montra ses deux rangées de perles blanches.

« Je laissai filer le gros de la troupe.

« Puis je sautai dans le fossé et je me mis à cueillir une botte de mes fleurs préférées.

« De plates-bandes en plates-bandes j’arrivai au pied d’un arbre qui servait de limite entre deux champs.

« Je m’assis pour attacher mon bouquet.

« Tout à coup je me relevai vivement.

« Un soupir, faible comme la vibration lointaine d’une harpe éolienne, venait d’arriver jusqu’à mon oreille.

« Je jetai un coup d’œil rapide autour de moi.

« Un cri de surprise s’échappa de ma bouche.

« Derrière l’arbre au pied duquel j’étais venue m’asseoir, gisait une petite fille à peu près de mon âge, dormant, sa blonde tête appuyée sur ses deux bras.

« La malheureuse enfant était d’une maigreur effrayante, si pâle que, sans le soupir que je venais d’entendre, je l’aurais crue morte.

« Mon cri la réveilla.