Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/336

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« Se relevant à demi et fixant sur moi ses grands yeux bleus, qui sont restés aussi grands et aussi bleus, ajouta-t-elle en montrant Pâques-Fleuries, elle me dit avec une expression de prière et de souffrance impossibles à rendre :

« — J’ai faim… Avez-vous un morceau de pain ?

« — Du pain ! lui répondis-je, ah ! mon Dieu ! je n’en ai pas… Mais attendez, et vous allez en avoir.

« Je jetai mes chères fleurs à terre pour courir plus vite, et en moins de cinq minutes j’eus rejoint les traînards de la tribu.

« Jean Vadrouille se trouvait parmi eux.

« Il surveillait l’arrière-garde.

« — D’où vient cette petite diablesse ? fit-il en meregardant avec ses plus gros yeux.

« — Du pain ! du pain ! lui demandai-je toute haletante.

« — Pour qui ? pour toi ?

« — Non. Venez et vous verrez.

« Le maître me regarda ; puis, après un moment d’hésitation, il se chargea d’un bissac où se trouvaient une partie des vivres de la tribu, et il me suivit.

« Sans lui dire gare, je pris un pain entier et je le devançai de toute ma vitesse.

« — Qu’est-ce que ça ? me cria-t-il du plus loin qu’il aperçut la pauvre enfant, qui dévorait sa maigre pitance.

« Il me parlait dans le langage de sa tribu.

« Je lui répondis en me servant de son argot :

« — Ça, c’est mon amie… une petite fille comme moi… Elle avait faim, et je lui ai donné du pain… voilà !

« — Pardi ! je vois bien tout cela… Mais que diantre fait-elle là toute seule ?

« — Ah ! je ne sais pas, mais ça m’est égal.

« Et j’allai chercher une grande écuelle d’eau au ruisseau voisin, pour l’apporter à ma protégée.

« Pendant ce temps-là, Jean Vadrouille l’interrogea.

« L’histoire de la pauvre petite trouvée était aussi courte que triste.

« L’avant-veille, presque à la même heure, elle avait perdu son père et sa mère, deux malheureux sabotiers.

« Personne ne s’était occupé d’elle.

« Un méchant oncle qui lui restait avait trouvé un moyen tout simple, de se délivrer des embarras d’une éducation et d’une tutelle trop lourdes pour lui.

« Il l’avait abandonnée à la garde de Dieu, en pleine campagne, après l’avoir conduite à quelques lieues du village où l’on venait d’enterrer ses parents.

« Depuis vingt-quatre heures, l’infortunée petite créature vivait de ce que le hasard lui avait mis sous la main.

« Elle serait morte de faim et de froid, si le ciel n’eût mis des vergiss-mein-nicht au bord du fossé qui bordait notre route.