Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/340

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« Le lendemain, un inspecteur entra dans la salle où nous avions passé une nuit pleine de puces et d’appréhensions, et il donna l’ordre que les enfants fussent mis à part.

« On nous sépara.

« Ce que sont devenus Jean Vadrouille, la Mignonne et le reste de la tribu, je ne l’ai jamais su, n’ayant jamais entendu parler d’eux depuis cette nuit néfaste.

« Je suppose seulement que, pour débarrasser le pays de ces hôtes incommodes, contre lesquels on n’avait, après tout, aucune accusation flagrante à porter, on leur aura fait repasser la frontière, en les reconduisant de brigade en brigade.

« Outre Pâques-Fleuries et moi, on avait emprisonné une dizaine de petits bohémiens.

« Ceux-là étaient bien les fils et les filles des sujets et féaux serviteurs de Son Altesse Jean Vadrouille, premier du nom.

« Il est probable qu’on les rendit à leurs augustes parents.

« Mais, ma sœur et moi, nous n’étions les enfants de personne.

« Personne ne nous réclama.

« Ce fut ce qui nous sauva.

« Nous restâmes internées dans la prison l’espace de sept ou huit mois.

« Et ce ne fut pas encore là le temps le plus malheureux de notre vie.

« La femme du geôlier s’intéressa à nous.

« Elle venait de perdre une enfant de notre âge, à laquelle Pâques-Fleuries ressemblait.

« Cette ressemblance fut une chance pour toutes deux.

« D’abord, à l’insu de son mari, puis, après lui avoir tout avoué, avec son assentiment, elle nous traita aussi bien que les règlements sévères de la maison le permettaient.

« Aux heures où les surveillants ne pouvaient nous surprendre, elle nous emmenait dans son logis et nous enseignait à faire des fleurs.

« Avant son mariage, elle avait été fleuriste.

« Ce travail-là ne m’amusait guère.

« J’aurais préféré courir dans le préau et m’ébattre au grand soleil ; mais Pâques-Fleuries me grondait gentiment, comme elle sait gronder.

« — Apprenons, ma sœur, me répétait-elle sans cesse. Qui sait si ce métier, ce travail, qui te paraît ennuyeux et inutile, ne sera pas plus tard une ressource dans nos mauvais jours ?

« Je suivis son conseil.

« Elle me rendra la justice de convenir que je suis toujours ses conseils.

« — Menteuse ! fit Pâques-Fleuries en la menaçant du doigt.

« — Nous fîmes de rapides progrès, continua Rosette. Bientôt, même, ils devinrent tels, que nous en pouvions remontrer à notre maîtresse.

« Au bout de six mois peu d’ouvrières eussent pu lutter d’habileté et de vitesse avec nous deux.

« La digne femme était enchantée ; elle se montrait fière de nous, et avec raison.