Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/339

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« Nos bohémiens exerçaient une foule de pratiques superstitieuses ; mais une religion, jamais.

« Païens dans toute la force du terme, ils m’avaient élevée et faite païenne comme eux.

« Les parents défunts de Pâques-Fleuries, honnêtes ouvriers, simples de cœur, foncièrement religieux, avaient veillé attentivement sur leur fille et l’avaient élevée dans la foi et dans les principes solides dont maintenant je profitais.

« Un jour, Jean Vadrouille annonça à ses sujets, à ses administrés, que nous allions passer la frontière et rentrer en France.

« Je ne savais pourquoi, mais mon cœur se serra à cette nouvelle.

« Cependant, à tort ou à raison, je me croyais Française.

« Tout me fait supposer que je ne me trompais pas.

« Avec notre chef, sitôt pris, sitôt pendu.

« Son projet fut immédiatement mis à exécution.

« Le soir même, notre troupe entrait en Alsace.

« Pendant un mois ou deux, tout marcha comme sur des roulettes.

« Nous vivions dans un vrai pays de cocagne, exploitant le paysan, si exploiteur lui-même quand l’occasion s’en présente, vendant des remèdes aussi inoffensifs pour les bêtes que nuisibles aux gens, disant la bonne aventure et dévalisant les guérets et les basses-cours.

« La nature du pays nous servait merveilleusement.

« L’Alsace est une bonne et brave terre.

« Les habitants en sont doux et confiants pour la plupart.

« Le succès nous encouragea.

« Nous tombions sur les villages comme une nuée de sauterelles, faisant main-basse sur tout ce qui se trouvait à notre convenance.

« Il nous semblait que ce mode d’existence, si agréable pour les membres de notre tribu, ne devait être désagréable à personne.

« Jugez de notre désarroi et de notre stupéfaction !

« Par un lever de soleil splendide, au moment où, saturés de rapines et gorgés des fruits de nos excursions à travers les champs de tout le monde, nous nous préparions à lever notre campement, nous nous vîmes cernés de toutes parts par plusieurs détachements de gendarmerie.

« L’officier commandant nous déclara, sans le moindre ménagement, que nous étions ses prisonniers.

« Toute résistance était impossible.

« Il fallut le suivre.

« Deux heures plus tard, nous faisions une entrée fort peu triomphale entre deux haies de ces Strasbourgeois si doux et si crédules.

« Seulement leur douceur s’était changée en rage et leur crédulité en mépris, qu’ils nous jetaient à la tête entremêlé de pierres et de boue.

« C’était la première fois que je mettais le pied dans cette grande ville que l’on nomme Strasbourg. Y retournerai-je ? Je l’ignore.

« Toujours est-il que j’en ai conservé un triste et doux souvenir.

« On nous mit en prison, pêle-mêle.