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Et posant un doigt sur ses lèvres, il salua les jeunes filles, qui, stupéfaites, le virent rentrer dans son logement et en fermer la porte de la façon la plus simple et la plus naturelle du monde.


VIII

LE PETIT LEVER DU COMTE DE WARRENS

Ainsi qu’il en avait reçu l’ordre du major Karl Schinner, le valet de chambre du comte de Warrens entra dans la chambre à coucher de son maître à midi sonnant.

Il tenait à la main un plat en argent plein de lettres et de journaux.

Ce valet de chambre, un nègre de belle taille, élancé, vigoureux, âgé d’une quarantaine d’années, était le plus ancien serviteur du comte.

Sa physionomie, impassible d’ordinaire, prenait, dans les situations violentes de la vie, une expression d’énergie indomptable, et ses yeux noirs, d’où jaillissaient des éclairs, le rictus féroce de sa bouche aux dents blanches comme l’ivoire, en faisaient un objet de terreur pour tous ses camarades.

Du reste, il frayait peu avec les autres gens de l’hôtel.

Le comte de Warrens et le major Schinner seuls avaient le droit de lui donner des ordres. Il ne relevait que de leur autorité.

Son service lui laissant quelques moments de liberté et de répit, il s’enveloppait dans le large burnous blanc à capuchon qui, avec des culottes de laine blanche bouffantes, composait tout son costume, puis il rêvait.

Hiver comme été, ses bras et ses jambes étaient nus.

Une toque rouge et des sandales de même couleur complétaient son équipement.

À sa ceinture était attaché un long poignard à lame recourbée.

On n’avait jamais pu lui faire comprendre qu’en France, avec les sergents de ville et les gardes municipaux, cette arme asiatique n’est pas indispensable.

Sa conversation, plus brève et plus accentuée que celle du major Schinner, ne fatiguait personne.

Aussi était-ce chose curieuse que d’assister aux entretiens monosyllabiques de l’intendant et du valet de chambre.

On parlait vaguement de sa grande naissance, de malheurs terribles ayant détruit sa race, sa famille : parfois, dans son sommeil, il prononçait des mots sans suite dans une langue inconnue des autres valets du comte de Warrens.

Chose étrange ! il ne pouvait regarder un enfant sans retomber dans ses humeurs les plus sombres.

Un cocher, quelque peu clerc, l’appela monsieur Saturne !

Cela par raillerie.