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Les valets amenèrent les deux chevaux au pied du perron.

Ils se mirent en selle avec une légèreté et un sans-façon qui prouvaient leur longue pratique de l’équitation.

— Où allons-nous ? demanda le colonel.

— Au bois. Nous nous arrêterons, en rentrant, chez la duchesse de Vérone.

— Tiens-tu à ce que je t’accompagne chez la duchesse ?

— Oui.

— Bien. Allons.

Ils partirent.

Corneille Pulk, le groom, les suivit à vingt encolures de distance.

La journée était superbe.

Un soleil éblouissant déversait à profusion ses chauds rayons sur la ville, qui peut seule, depuis Rome l’ancienne, s’arroger ce titre ambitieux : la Ville.

PARIS est aujourd’hui la tête du monde moderne, tout aussi bien que ROME était la reine du monde ancien ?

Dans mille ou quinze cents ans, quel sera le PARIS ou la ROME de l’avenir ?

Une foule immense de piétons encombrait les trottoirs qui bordent les rues, les quais, les places.

Plus de dix mille voitures de toutes sortes sillonnaient les chaussées.

Un grand nombre de cavaliers zigzaguaient à travers les calèches, les coupés de maîtres et les fiacres ou les cabriolets de remise.

Les Champs Élysées offraient le coup d’œil le plus curieux.

On riait, on chantait, on se bousculait.

Chacun voulait voir. Voir quoi ? rien.

Mais la foule est ainsi.

Depuis trente ans, chacun répète à son voisin : le carnaval est mort.

Chacun le sait.

Les masques solitaires, aux mines éraillées, qu’on coudoie par hasard sur les trottoirs des grandes voies et des boulevards, ou qui prennent la file, dans dés équipages frelatés, ne sont que les réclames ambulantes de marchands plus ou moins véreux.

Qu’importe ! On veut voir.

Jacques Bonhomme, qui n’est pas bonhomme du tout, mais qui, en revanche, est badaud en diable, sort de chez lui avec une poussinée d’enfants, donnant le bras à sa femme, qui porte son petit dernier.

Il se plonge bravement au sein de la foule qui grouille, du peuple qui s’étouffe.

On le pousse, on le presse, on marche sur ses enfants, on renverse sa digne moitié, on lui vole sa montre, il crie ; arrivent des gardes qui le mènent au poste, parce qu’il vient de causer un rassemblement de vingt personnes au milieu d’une masse ambulante de huit cent mille âmes.

Qu’importe encore !

On le lâche.

Ils flânent-de plus belle, lui et sa touchante progéniture : ne se doutant pas