Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/379

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que leurs yeux écarquillés, leurs vêtements en lambeaux, leurs cris de surprise ou de douleur, leurs fatigues de la journée forment le plat du jour, le seul attrait de curiosité de cette fête grotesque, où les grotesques sont les gens sérieux qui ne savent pas rester au coin de leur feu.

Grâce aux sergents de ville, aux gardes municipaux échelonnés le long des quais pour maintenir la foule et prévenir les accidents, — que, ces jours-là malheureusement, nulle force humaine ne peut prévenir, — le comte de Warrens et son frère atteignirent les Champs-Élysées sans grandes difficultés.

Là, il leur fut possible de ne plus tenir leurs chevaux en bride et d’échanger quelques mots.

Mais, soit fatigue, soit préoccupation, les deux cavaliers paraissaient assez indifférents au spectacle que la foule leur donnait.

Ils se contentaient de rendre les nombreux saluts qu’ils recevaient.

Poli avec ses égaux, affable avec ses inférieurs, le comte forçait le colonel à arrondir les angles de ses habitudes militaires.

Ils mirent un quart d’heure pour monter au pas l’avenue des Champs-Élysées, de la place de la Concorde au Rond-Point. Ce laps de temps suffit à Martial Renaud pour chasser ses idées sombres, ainsi que son frère l’avait bien prévu.

Ils allaient faire prendre à leur bête une allure plus rapide, quand une élégante voiture découverte passa à côté d’eux.

Cette voiture, une Victoria à la Daumont, menée par quatre chevaux aux jockeys microscopiques, poudrés, une rose à la boutonnière, avec un chasseur. gigantesque assis sur le siège de derrière, était suivie de deux laquais à cheval.

Au moment où elle se croisa avec nos cavaliers, elle débouchait de l’allée, des Veuves.

Tout à coup les chevaux, bien que lancés au grand trot, s’arrêtèrent comme si leurs sabots, se fussent soudés au sol, et une jeune femme, se penchant légèrement du côté des deux cavaliers, qui firent halte, eux aussi, les salua d’un sourire gracieux.

Forçant leurs chevaux à volter de son côté, ils s’approchèrent de la Victoria, et se découvrirent respectueusement.

La dame que le colonel Renaud et le comte de Warrens saluaient avec tant de déférence était enfouie au fond de sa voiture, gracieuse comme une chatte qui s’étire au soleil, et disparaissait dans des flots de satin, de dentelles et de fourrures.

Quoiqu’elle fût assise, l’élégance de son attitude la faisait deviner grande, élancée ; sa taille fine et cambrée comme un arc ne se laissait pas écraser par le manteau de martre zibeline doublé de petit-gris qui la garantissait du froid.

Ses petits pieds reposaient sur une énorme peau d’ours qui tapissait le fond de sa voiture.

Les rigueurs de la température ne semblaient pas avoir de prise sur cette admirable créature, l’un des chefs-d’œuvre du Créateur.

C’était bien là une de ces beautés fières, sombres, dominatrices, devant