Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/390

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— Votre cœur a l’âge de vos passions.

— Et mes passions ?

— Sont encore bien jeunes, bien vivaces.

— Vous croyez ?

— Je les entends se remuer et rugir dans l’inaction que vous leur imposez !…

— Noël !

— Je les vois se traîner dans l’ombre et chercher une proie qui se fait trop attendre.

— Comte !

— Je les entends comme je vous entends, madame. Je les vois comme je vous vois. Et, croyez-moi, il faut que le passé soit bien fort sur une âme comme la mienne pour que je vous dise encore une fois : Hermosa, vous me tendiez votre main tout à l’heure, et je ne l’ai pas prise, parce que vous pensiez la tendre à une dupe ; je vous tends la mienne en ce moment. Vous le voyez, nous nous connaissons comme jadis, nos cœurs ne sont pas encore livres fermés pour vous et pour moi ; cette main que je vous tends amicalement, loyalement, la prendrez-vous ?

La créole s’était levée.

Ses lèvres frémissantes, ses narines mobiles et retroussées comme celles d’une tigresse qui flaire, une proie, la fixité sombre de ses yeux, tout décelait le rude combat livré au fond de son âme par ses bons et par ses mauvais instincts.

— Comte, sommes-nous amis ? sommes-nous ennemis ?

Chacun des mots qui formaient la phrase, la question précédente, s’échappèrent en sifflant de ses dents serrées à se briser, de ses lèvres devenues pâles d’attente et d’émotion.

— Madame la comtesse, répondit son interlocuteur en se courbant devant elle avec les apparences de la plus exquise politesse, tenez-moi toujours pour le plus humble de vos serviteurs.

Elle frappa rageusement le sol de son pied mignon.

— Pas d’ambages ! fit-elle. Amis ou ennemis ?

— Ni l’un ni l’autre, répliqua le comte d’un ton qui décelait sa résolution immuable.

— Vous manquez de franchise, Noël.

— Dans cinq minutes, vous ajouterez que je manque de courage.

— Oh ! vous êtes brave, je le sais, dit la créole en se mordant les lèvres jusqu’au sang, mais vous êtes aussi traître que brave.

— Traître avec une femme ! Comtesse, vous présumez trop de mes forces.

— Je préfère une guerre ouverte à une neutralité perfide.

— Vous m’avez déjà appelé traître, repartit tranquillement M. de Warrens en frappant à petits coups l’éperon de sa botte du bout de son stick.

— Je ne retire pas le mot, comte, parce que ce mot est vrai.

— Ah ! si vous êtes sûre…

— Vous me haïssez !

— Moi, madame !