Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/436

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oh ! maîtresse, fit Anita avec reproche, vous savez que je donnerais ma vie pour vous.

— C’est convenu, mais je préfère que tu la gardes… dans ton intérêt et dans le mien.

Ce disant, elle endossa le pardessus que la quarteronne lui tenait tout ouvert.

— Sortir ainsi habillée, c’est bien imprudent, maîtresse.

— Enfant !

— Surtout aujourd’hui.

— Pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ou demain ?

— Parce que c’est le dimanche gras.

— Raison de plus. Je ne serai pas la seule femme déguisée en homme.

— Vous risquez d’être insultée…

— Crois-tu ? répliqua vivement la créole en regardant Anita de façon à lui prouver que la chose n’était pas aussi facile à faire qu’à dire.

— Il y a tant de monde dans les rues, maîtresse !

— On n’est jamais plus en sûreté qu’au sein de la foule, petite.

— Faites-vous accompagner.

— Allons ! voilà que pour rassurer la señorita, il va me falloir demander une escorte au préfet de police, railla-t-elle doucement.

Puis, donnant à sa jeune camériste un soufflet qui ressemblait fort à une caresse, Mme de Casa-Real continua :

— Je ne suis pas une femmelette, tu le sais, nita. Voyons, hâtons-nous. Le temps presse. On m’attend.

Anita baissa la tête sans répondre, sachant qu’il était impossible de changer les résolutions de sa maîtresse.

Elle avait bon air sous l’habit masculin, la noble dame.

Ses manières élégantes, sa désinvolture leste et dégagée en faisaient un charmant jouvenceau.

À la façon dont la comtesse portait son harnais d’aventure, on reconnaissait facilement que ce n’était pas son coup d’essai.

Se couvrant cavalièrement la tête de son feutre, elle prit sur la même table où se trouvait son chapeau une paire de pistolets et un stylet à la poignée arrondie, à la pointe longue, acérée, bleuâtre.

Mettant ces armes, aussi dangereuses pour le moins dans sa main que dans celle d’un homme, au fond des poches de son paletot sac, elle boutonna son pardessus jusqu’au menton, et dit à la quarteronne :

— Adieu, je pars.

— À quelle heure rentrerez-vous, maîtresse ? demanda la jeune fille avec un long soupir.

— Je ne sais pas au juste.

— J’attendrai.

— C’est inutile.

— S’il vient des visites ?

— Je suis souffrante ! Je ne reçois personne. Tu m’as comprise ?

— Oui, señora. Adieu et bon plaisir.