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Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/440

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— Pas si haut.

— Le cocher est borgne ! repartit le voyou en faisant claquer sa langue contre la voûte de son palais. Il n’y a pas de danger qu’il entende un mot de ce qui se dira dans sa boîte.

— Tu le connais ?

— C’est un ami. Je l’ai choisi exprès.

— Bien.

— Il fait mes courses quand je suis pressé. Je mange pour lui quand il a faim.

La comtesse ne put s’empêcher de sourire et de considérer avec curiosité ce commencement d’homme, qui, pour éviter qu’on ne se moquât de lui, se moquait de tout et de tous.

Son compagnon de route supporta sans le moindre embarras cette admiration ou cet étonnement.

Il savait à quoi s’en tenir sur sa propre valeur.

Loin de l’intimider en quoi que ce fût, l’attention qu’on prêtait à ses calembredaines l’excitait, doublait sa verve.

Comme tous les hommes forts qui ne veulent pas laisser deviner leur pensée, Mouchette avait adopté un mode de causerie qui déroutait ses interlocuteurs.

Les uns prennent un air distrait qui force les gens auxquels ils ont affaire à répéter leurs propositions, et cela leur donne le temps de réfléchir.

Les autres affectent un défaut de prononciation, un bégaiement, toujours dans le même but.

C’est bien certainement en pleine Normandie que l’immortel Balzac a trouvé, dessiné et peint son bonhomme Grandet, la plus merveilleuse incarnation de l’avare homme d’affaires.

S’il ne l’y a pas laissé, c’est qu’il ne désirait pas que l’original de son portrait se reconnût et criât : au voleur !

Là seulement, dans le pays de Caux, dans la vallée d’Auge, on trouve ces types de maquignons, de marchands de bœufs, de fermiers enrichis ayant peur de paraître riches, traînant la syllabe, évitant toute réponse affirmative, prenant votre argent pendant qu’ils cherchent le moyen de ne pas vous livrer leur marchandise.

Mouchette tenait du paysan bas-normand et du rouleur de Paris,

Il excellait dans l’art de faire croire à ses clients, à ses pratiques, qu’il n’avait qu’une mince dose de finesse et d’intelligence.

Par moments, il prenait des expressions de physionomie d’une bêtise adorable.

Par moments, aussi, ses yeux vous perçaient à jour comme deux vrilles manœuvrées par un habile ouvrier.

Avec sa sagacité et ses habitudes d’ouvreur de portières, il cherchait à deviner ce que cachaient le costume et le faux nom de son prétendu compagnon de voiture.

Mais la chose n’était pas à moitié difficile.

Il faut ajouter que, de son côté, celui-ci n’y mettait pas de complaisance.