Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/447

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— Naturellement. Voilà mon second cigare depuis que j’ai quitté la gracieuse personne chez laquelle tu as eu la lâcheté de me laisser tout seul.

— Permets-moi de t’adresser mille excuses…

— Je les accepte.

— Sérieusement, je ne t’attendais plus ; et, tu le vois, je me rendais chez la duchesse.

— Sans moi, monsieur le colonel ?

— Sans vous, mon cher comte.

— Eh bien ! plaisanterie à part, mon bon Martial, tu aurais eu raison. C’est aujourd’hui que la générale Dubreuil doit me mettre au fait de tout ce qui concerne une de nos protégées les plus intéressantes.

— C’est de la jeune Thérèse qu’il s’agit ?

— Tu verras cela tout à l’heure, curieux !

— Curieux, oui ! Je le suis beaucoup, en effet… T’ai-je seulement questionné sur ton entrevue avec… avec elle ?

— Oh ! de celle-là, tout calme que je te paraisse, frère, moins nous en parlerons et mieux cela vaudra.

— Ah ! ah ! la séance a été orageuse ?

— Terrible, Martial, répliqua le comte, qui ne put conserver plus longtemps son masque d’insouciance et de gaieté. Cette femme m’a presque vaincu !

— Toi ! fit tout haut le colonel, ce qui signifiait : je n’en crois rien ! quoique à part lui il pensât : Comme j’avais raison de trembler, en l’attendant !

— Moi-même, continua M. de Warrens.

— Et comment t’en es-tu tiré ?

— Je me suis enfui.

— Hein ? que dis-tu là ? fit le colonel Renaud, qui arrêta son cheval et se mit à regarder le comte bien en face.

— Je me suis sauvé si tu le préfères, repartit le comte qui s’arrêta, comme lui.

— Mais elle a donc toujours la même influence…

— Je te répondrai tout à l’heure.

Ils remirent leurs chevaux au pas.

Corneille Pulk, le groom du comte, qui s’était arrêté comme eux, les suivit conservant toujours, à un pouce près, la distance sacramentelle voulue par l’étiquette.

— C’est une créature extraordinaire, vois-tu ! Elle enivre qui l’approche. Elle fascine irrésistiblement. Tout en sa personne étonne, éblouit. Ses yeux ont des lueurs qui blessent comme la brûlure d’un fer chaud. De sa voix s’échappent des notes tantôt stridentes, tantôt mélodieuses. Et le plus étrange est qu’on ne sait lesquelles préférer de celle qui sont lancées pour vous séduire ou des autres qu’elle vous crache à la face pour vous injurier ou vous menacer. Dans chacun de ses gestes, il y a une espérance pour l’avenir. Il m’a fallu une force et un courage surhumains pour lui rompre en visière et ne pas me jeter à ses pieds, avouant ma défaite et criant : Grâce ! redevenons jeunes et recommençons notre vie d’autrefois ! Ange ou démon, son pouvoir est immense !… De pouvoir, je le reconnais,… et je l’avoue, frère, j’en ai peur !