Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/457

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de perte, je veux avoir aussi mes chances de bénéfices. Vous allez me signer une lettre de change de cent mille francs, à six mois.

— Grand Dieu !

— Et l’échéance arrivée, soyez-en prévenu, payez recta, ou sinon je saisis, je vends et je coffre.

— Tu n’as pas signé cette lettre de change ! s’écria la pauvre femme avec angoisse.

— Cela me donnait six mois de répit, et le malheur pouvait se lasser de frapper sur moi. Il n’en a rien été.

— Et l’échéance de cette lettre de change est arrivée ? interrogea Louise tremblante de plus en plus.

— Je me suis trouvé sans ressources ! continua sourdement le commerçant, mon créancier a poursuivi. J’ai demandé un délai, il est resté inexorable. Hier, enfin, il a obtenu la contrainte par corps, me prévenant que si je ne payais pas aujourd’hui il userait de son droit.

La femme regarda son mari ; puis, baissant les yeux, elle lui dit le plus doucement qu’elle put :

— Tu n’as pas songé à fuir ?

— Fuir ! moi ! s’écria-t-il avec un accent de reproche et d’indignation qui témoignait de sa loyauté exagérée. Louise, ce mot-là ne vient pas de toi ! Fuir ! moi ! retirer à mon créancier le seul gage qui lui reste, ma personne ! jamais. On plaint le soldat qui tombe, on méprise le soldat qui déserte ! Le commerçant est un soldat. Si je tombe sous le coup de la fatalité, je veux qu’on puisse me plaindre et non qu’on dise : c’est un banqueroutier !

En entendant ces nobles et fières paroles, Mme Bergeret releva la tête comme pour défier le sort… Puis le souvenir de sa fille venant se placer entre elle et l’héroïsme de son mari, elle reprit d’une voix suppliante :

— Peut-être pourrait-on fléchir ton créancier ?

— Fléchir Jacob Kirschmark !… répondit amèrement le commerçant.

— Veux-tu que j’aille à lui, que je le supplie, que je me traîne à ses pieds ? Je lui mènerai ma fille. Il ne résistera pas aux larmes de la mère, aux caresses de l’enfant.

M. Bergeret se leva, comme poussé par un ressort, et se plaçant devant la porte :

— T’abaisser, toi, devant un pareil misérable ! Je te le défends ! Un lâche, qui croit tout permis à sa fortune ! Il ne respecte ni la vertu, ni le malheur ! Je te défends de le voir ! je te le défends !

Louise s’inclina, en signe d’obéissance.

Plus calme, son mari continua :

— J’ai du reste essayé de le voir. Il m’a fait répondre que c’était inutile. Enfin, résolu à tenter un dernier effort sur cette nature impitoyable, je lui ai envoyé un billet ainsi conçu : « Je vous attends chez moi, à trois heures. Il faut que je vous voie. De cette entrevue peuvent résulter mon salut et le payement de ma dette. » Ce dernier mot le fera venir, peut-être.

— Il est près de trois heures !

— Je l’attendrai.