Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/458

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— Et que vas-tu lui proposer ?

— Voici mon projet…

Au moment où le malheureux négociant allait apprendre à sa femme ce qu’il comptait offrir à son cruel créancier, un domestique vint annoncer ce dernier.

M. Bergeret donna l’ordre de l’introduire.

Puis, malgré les supplications de sa femme, qui voulait assister à cette suprême entrevue, il l’envoya en attendre l’issue auprès de leur fille, lui recommandant de ne pas revenir avant qu’il ne la rappelât.

En sortant, Mme Bergeret se croisa avec un gros petit homme, laid, commun, bourgeonné, qui, à sa vue, fit un salut imperceptible et toucha son chapeau du bout du doigt.

C’était Jacob Kirschmark.

Il vint droit à son débiteur.

Celui-ci lui offrit un siège du geste, et lui dit :

— Mon cher monsieur Kirschmark, je vous ai fait prier de passer chez moi…

L’autre interrompit :

— Où est l’argent ?

— Si j’avais de l’argent, il serait chez vous, et vous ne seriez pas ici.

Le banquier-usurier haussa les épaules et grommela de l’air le plus insolent :

— Pas d’argent ! Alors, pourquoi me faites-vous venir ? Vous ne me connaissez donc pas ?

— Si. Je vous connais de réputation, répondit en se contenant de son mieux cet homme honnête que la nécessité obligeait à se courber devant cet être abject ; on dit beaucoup de mal de vous. On prétend que vous n’avez jamais accordé un délai, une grâce ; que vous n’avez jamais eu pitié de personne, et que vous laisseriez mourir de faim tous vos débiteurs plutôt que de perdre un centime.

Kirschmark se mit à rire grossièrement :

— Vous appelez ça du mal, vous ? On ne me calomnie pas, on dit vrai !

M. Bergeret sentit un froid lui courir dans les veines ; il songea à sa femme, à sa fille, et continua :

— Je n’ai pas voulu croire toutes ces accusations. Il est possible que vous vous montriez dur avec des clients d’une moralité douteuse, et qui mettent de la mauvaise volonté à payer leurs dettes, mais en face d’un homme d’honneur frappé par une fatalité incroyable…

— Les hommes d’honneur sont ceux qui payent, fit le banquier de son ton le plus tranchant.

— Vous aurez quelques égards, quelque pitié, surtout si cet homme a une femme, un enfant.

— Une femme… un… Qu’est-ce que cela me fait à moi, tout ça ? répéta Kirschmark avec le plus profond dédain. N’ayez ni femme ni enfant, et ayez de l’argent, ça vaudra mieux pour moi… et pour vous.

— Monsieur !… s’écria le père de famille, en faisant un mouvement terrible vers son créancier.