Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/525

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Mais la main qui tenait le chanvre et le faisait changer de forme n’était évidemment guidée par nulle pensée.

L’habitude seule la conduisait.

Une secrète préoccupation, un souci dissimulé avec soin, possédaient la maîtresse de cet antique logis.

De temps en temps sa tête, machinalement inclinée sur le rouet, se relevait ; alors, son regard intelligent, clair et limpide comme celui d’un anges se tournait vers les assistants, et leur lançait une muette interrogation.

La troisième personne, assise près d’une table, la tête appuyée sur sa main, dans l’attitude d’une profonde réflexion, était un homme de moyenne stature, ressemblant trait pour trait au vieillard à la longue barbe blanche.

Sur son visage régnait une expression de hauteur presque farouche ; mais cette expression faisait place à une douceur mélancolique quand ses yeux rencontraient les yeux de la vieille dame au rouet.

Deux serviteurs restaient, respectueux, immobiles, auprès de la porte : L’un, le vieux sergent, le père Pinson.

L’autre, un de ces gars de la forêt de Rennes, qui, malgré leurs quatre-vingts années, ne se feraient pas faute de décrocher leur mousquet rouillé, l’occasion échéant.

Enfin, le sixième et dernier de ces personnages, qui se promenait silencieusement à grands pas d’un bout de la salle à l’autre, n’était autre que le colonel Martial Renaud.

Les trois premiers étaient, ou, pour poser clairement leur situation, se disaient être :

Le comte de l’Estang, duc de Dinan ;

La comtesse de l’Estang, duchesse de Dinan, sa femme ;

Le vicomte de l’Estang, leur fils.

Bien qu’un jugement, longuement motivé, eût, vingt ans auparavant, déclaré leur prétention mal fondée, toutes les apparences protestaient en leur faveur.

On sortait de table.

La table sur laquelle s’appuyait le vicomte de l’Estang était encore servie.

Sauf le bruit des pas de Martial Renaud, on n’entendait rien dans la vaste salle à manger gothique.

Chacun respectait la sieste nocturne du chef de la famille.

La comtesse elle-même amortissait autant que possible le retentissement monotone de son rouet.

Le comte de l’Estang sortit enfin de son immobilité, et, relevant la tête :

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il en jetant un regard vague autour de lui.

— Huit heures, notre monsieur, répondit le père Pinson en langue gaélique.

C’était lui que l’œil du comte venait d’indiquer comme devant lui répondre.

Nul autre que lui ne se fût permis de prendre la parole.

— Noël ne vient pas ?

— Nous l’attendons d’un moment à l’autre.