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À peine, en effet, avait-on ouvert une porte, à peine avait-on fait quelques pas dans l’intérieur de ce corps de logis, qu’on se trouvait, comme dans une féerie, transporté subitement, par le coup de baguette d’un enchanteur patenté, à deux cents lieues de Paris, en pleine Bretagne.

Et quand nous disons en pleine Bretagne, nous n’entendons point parler de cette fausse Bretagne de nos jours, qui s’applique avec un si grand amour à refléter les vices et les ennuis de la capitale.

Là, meubles et costumes viennent en droite ligne du faubourg Saint-Antoine ou de la rue Vivienne, mœurs et langage arrivent directement de la Chaussée-d’Antin ou du quartier Saint-Honoré.

Non cette Bretagne décolorée, envahie par le niveau égalitaire de la vapeur et du petit format.

Mais bien cette rude et âpre Bretagne bretonnante de la fin du xviiie siècle, dont les souvenirs sont encore si vivaces, cette terre généreuse qui produisit tant de dévouements et d’héroïsmes sublimes !

Donc, dès les premiers pas faits dans ce corps de logis mystérieux, on se pouvait croire transporté au sein d’un de ces vieux châteaux, rois de la lande burgraves des ajoncs.

Tout y vivait à l’unisson.

Tentures, meubles, costumes, tout était de l’époque, tout, jusqu’au langage.

La porte franchie, on n’entendait plus prononcer que le pur gaélique.

Le français du reste de la France se voyait rigoureusement proscrit.

Voici ce qui se passait dans une vaste pièce donnant sur l’extrémité du corridor dans lequel venaient de s’engager le comte de Warrens et la jeune Edmée.

Dans cette pièce, aux murs recouverts de tapisseries de haute-lisse, aux meubles massifs tillés en pleins chênes centenaires, six personnes se trouvaient réunies.

La première, un grand vieillard, sec, maigre, aux traits ascétiques, se tenait assis, plongé dans un large fauteuil, auprès d’une de ces cheminées moyen âge qui laissent place au feu pour toute une famille.

Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine.

Sur son visage majestueux, malgré les traces nombreuses de fatigues et de douleurs, il y avait une expression ordinaire de bonté.

La rigidité de sa taille, l’éclair fulgurant qui s’échappait parfois de son œil bleu, en faisaient un de ces imposants personnages qu’on définit assez volontiers ainsi :

Un portrait de famille sorti de son cadre.

Ce vieillard portait le costume que les nobles et seigneurs bretons avaient mis à l’ordre du jour, lors de la grande guerre vendéenne.

En face de lui, de l’autre côté de la cheminée, sur un siège pareil au sien, était une dame qui ne lui cédait point en vieillesse et en majesté.

Cette dame, la compagne de sa vie, avait dû être d’une éblouissante beauté.

Elle filait.